Yousuf Karsh
« Mon portrait de Winston Churchill a changé ma vie », observe Yousuf Karsh (1908-2002); « Je savais après l’avoir pris qu’il s’agissait d’une photo importante, mais j’étais loin de me douter qu’elle deviendrait l’une des images les plus reproduites de l’histoire de la photographie. » En 1941, le premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King invite Karsh – déjà, à l’époque, l’un des photographes les plus recherchés à Ottawa – à la Chambre des communes pour marquer l’occasion du discours qu’y prononcera le leader britannique. « Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe? » demande Churchill lorsque Karsh braque des projecteurs sur lui. « Pourquoi n’ai-je pas été prévenu? » ajoute-t-il en allumant un cigare. Il est surpris lorsque Karsh retire le cigare de sa bouche. « Le temps que je revienne à ma caméra, il avait l’air si hostile qu’il aurait pu me dévorer, se souvient Karsh. C’est à ce moment que j’ai pris la photo. » Karsh atteint l’immortalité artistique grâce à ce portrait, qui se retrouve rapidement en couverture du magazine Life et devient, sans doute, l’image la plus marquante de sa carrière.
Né en 1908 de parents arméniens établis au sud-est de la Turquie, Karsh fuit le pays avec sa famille en 1915 et se retrouve à Alep, en Syrie. En 1924, il est envoyé au Canada, plus précisément à Sherbrooke, au Québec, pour vivre avec son oncle, George Nakashian (ou Nakash) (1892-1976), un photographe portraitiste. Bien que Karsh veuille devenir médecin, il fait montre de talent pour la photographie et, de 1928 à 1931, il est apprenti dans le studio du célèbre photographe arménien John H. Garo (1870-1939), à Boston.
Karsh revient à Ottawa en 1932 et travaille d’abord pour le photographe John Powis, mais dès 1933, il ouvre son propre studio. Il participe activement à la vie sociale de la ville et se joint au Ottawa Little Theatre, où son intérêt pour l’éclairage théâtral commence à se manifester dans ses portraits photographiques. Parmi ses premiers modèles figure l’artiste Lysle Courtenay (né en 1900, actif jusqu’en 1937). Il est présenté à la haute société de Rideau Hall et ses portraits de Lord Bessborough, gouverneur général de 1931 à 1935, et de son épouse sont largement publiés. Karsh devient membre du Camera Club of Ottawa et se lie d’amitié avec des collègues photographes tels que Joseph-Alexandre Castonguay (1877-1972), Harold F. Kells (1904-1986), Clifford M. Johnston (1896-1951) et Johan Helders (1888-1956), maître d’hôtel à l’hôtel Château Laurier, où éventuellement Karsh installe son studio et sa résidence. Les œuvres de Karsh figurent au sein des expositions du Salon international de la photographie qui se tiennent à la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada) à partir de 1934, témoignant d’un don pour l’éclairage dramatique et l’imagerie expérimentale.
Fort d’une réputation grandissante en tant que portraitiste et encouragé par sa future épouse, l’actrice Solange Gauthier, qui apparaîtra dans plusieurs de ses photographies, notamment l’expérimentale Elixir, 1938, Karsh se rend compte que la voie de la célébrité passe par la constitution d’un portfolio de personnalités connues – il photographie Mackenzie King, la princesse Juliana des Pays-Bas (qui deviendra plus tard la reine), qui passe une partie de la Seconde Guerre mondiale à Ottawa, et des personnalités en visite à la ville, notamment l’artiste américain Paul Robeson. Ses techniques d’éclairage et d’impression remarquables, son don pour saisir l’instant et son talent pour l’autopromotion par la publication de livres, notamment Faces of Destiny en 1946, pavent la voie de sa longue et fructueuse carrière, qui durera jusqu’en 1993. La signature « Karsh, d’Ottawa » est célèbre dans le monde entier, tandis qu’il demeure peut-être l’artiste le plus connu issu du milieu artistique ottavien.