Depuis sa fondation, Halifax est une ville de transition, un point d’arrivée et de départ, à la fois perméable et imperméable, l’un des points de contact du Canada avec le reste du monde. Établie en tant que ville fortifiée, en réponse directe à la forteresse française de Louisbourg sur l’île du Cap-Breton, la raison d’être de Halifax est la défense contre les ennemis. Néanmoins, la ville est également le témoin de nombreux changements sociaux et culturels, car elle absorbe (sans toujours les accueillir) des influences venues du monde entier.
L’une des plus anciennes villes du Canada, Halifax est souvent pionnière dans l’histoire du pays, elle est notamment le lieu où se forme la première assemblée représentative élue et où est créé le premier journal. Elle accueille également la première exposition d’art publique, la première association d’art (le Halifax Chess, Pencil and Brush Club, fondé en 1787) et le premier établissement indépendant d’enseignement des arts décernant un diplôme. Toutes ces réalisations, à l’exception de la dernière, sont antérieures au Canada lui-même et reflètent la longue histoire de la colonisation européenne autour du « grand port ». À l’instar de toute ville coloniale, la société colonisatrice y apporte sa conception des arts, négligeant ou rejetant l’art local préexistant. Bien évidemment, les Mi’kmaq, dont la ville occupe les territoires non cédés, ont leur propre culture visuelle, dont l’une des formes, les pétroglyphes, est littéralement inscrite sur le territoire. L’histoire de l’art de Halifax existait bien avant la ville elle-même.
Kjipuktuk, qui signifie « le grand port », et que les Britanniques et les Français ont translittéré par Chebucto, est le nom mi’kmaw du port de Halifax. Situé sur la côte atlantique, c’est l’un des plus grands ports en eaux profondes en Amérique du Nord et ses avantages stratégiques sont très tôt reconnus par les puissances coloniales européennes. Fondée en 1749 sur les rives de Kjipuktuk, la ville de Halifax est nommée en l’honneur du deuxième comte de Halifax, George Montagu Dunk (1716-1771), qui est responsable de la mission visant à établir un fort et une ville sur le site. Son établissement déclenche des conflits, qui perdurent durant plusieurs décennies, avec les Mi’kmaq qui s’opposent à l’usurpation de leur territoire et à la présence britannique sur celui-ci. Le premier gouverneur de Halifax, Edward Cornwallis (1713-1776), ordonne des attaques brutales contre la communauté mi’kmaw locale, qui s’apparentent à des tentatives de génocide. De longues années de conflits s’achèvent et sont résolues par les traités de paix et d’amitié signés en 1760 et 1761, qui lient encore aujourd’hui les relations de la Couronne avec les Mi’kmaq.
Les villes de garnison sont souvent conservatrices, ce qui est peut-être dû à la nature de leurs origines. Malgré une certaine insularité (le sculpteur et écrivain Robin Peck (né en 1950) décrit Halifax comme « un lieu si bien défendu que rien ne s’y est jamais passé »), les normes et conventions défensives de la ville sont remises en question par des personnes en visite aussi diverses qu’Oscar Wilde, Duke Ellington et les Rolling Stones. Dans le domaine des arts visuels, les artistes de passage à Halifax ont souvent autant d’influence, voire davantage, que les artistes qui y résident. Joseph Beuys (1921-1986), Gerhard Richter (né en 1932), Dan Graham (1942-2022) et John Baldessari (1931-2020), parmi d’autres, n’y ont fait que de brèves escales, mais ont influencé des générations d’artistes.
L’histoire de l’art de la ville est également le fruit d’une série d’arrivées et de départs. Arthur Lismer (1885-1969) vient pour quelques années et lutte avec acharnement pour changer la culture de la ville. Il n’y parvient que partiellement : après ses tentatives, l’école d’art qu’il dirige retourne à sa nature plus conservatrice, bien que le programme de base qu’il ait établi se développe considérablement sous la direction de ses successeur·es. Garry Neill Kennedy (1935-2021), qui dirige cette même école d’art cinquante ans plus tard, la dépoussière en créant un centre de renommée internationale pour l’expérimentation artistique. Sous sa direction, le Nova Scotia College of Art and Design (aujourd’hui l’Université NSCAD) accueille des artistes et des universitaires comme Gerald Ferguson (1937-2009), David Askevold (1940-2008), Kasper König (né en 1943), Benjamin H. D. Buchloh (né en 1941), Lucy Lippard (née en 1937), Eric Fischl (né en 1948), et bien d’autres encore. Le séjour de ces artistes est parfois bref, d’une durée de quelques jours, tandis que d’autres restent plusieurs mois ou années, et même parfois pendant des décennies. Éventuellement, Kennedy lui-même part pour s’installer à Vancouver après sa retraite de l’Université NSCAD et devient professeur à l’Université de la Colombie-Britannique.
Comme la plupart des personnes qui obtiennent leur diplôme du collège quittent ensuite la ville, l’influence de Halifax sur les beaux-arts au Canada et à l’étranger dépend autant de l’exportation d’artistes, de commissaires, d’écrivain·es et de professeur·es que de l’activité qui se déroule dans la ville elle-même. Pour les diplômé·es qui restent, Halifax peut être un endroit difficile à vivre en tant qu’artiste, avec un marché de l’art peu développé et n’offrant que peu d’occasions de travailler en dehors de l’université et de l’industrie cinématographique (souvent en difficulté). Cependant, avec ses quatre galeries d’art universitaires, ses quatre centres d’artistes autogérés et son musée d’art public, Halifax est une ville qui offre aux artistes de nombreuses possibilités pour diffuser leurs œuvres et être exposé·es à l’art contemporain d’ici et d’ailleurs.
Cette ville a une longue histoire de culture artistique. C’est un endroit où les artistes ont tendance à se retrousser les manches et à travailler pour mettre sur pied ce qui n’est pas disponible pour l’épanouissement de leur art (un lieu d’exposition, un magazine d’art, un centre de production, un conseil des arts). L’histoire de l’art à Halifax se déroule par à-coups, avec des poussées d’énergie qui font avancer la ville. Jeffrey Spalding (1951-2019), ancien directeur du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, artiste et écrivain de renom, m’a un jour décrit le travail culturel à Halifax comme consistant à faire passer les choses – les institutions, les carrières, les collections – « au niveau supérieur ». L’ascension de cette montagne est difficile (« Halifax est située au sommet d’un site hostile, écrit Peck, un bloc de roche ignée ouvert sur l’Atlantique Nord »), mais Spalding pense que la ville évoluait en étant tirée vers le haut, vers de nouveaux horizons. Chaque succès signifiait qu’après une courte pause pour admirer la vue, le travail pouvait reprendre. C’est la meilleure analogie que je puisse imaginer pour l’histoire de l’art de cette ville difficile. Chaque victoire – une école d’art, un musée, un prix – suppose une longue bataille pour les ressources, une résistance presque constante à vaincre (venant tant de l’intérieur que de l’extérieur de la ville), et une lutte progressive pour atteindre ce titillant « nouvel horizon ».
Bien que l’appellation « Nouvelle-Écosse » évoque la nouveauté, pendant la plus grande partie de la longue histoire de Halifax, les pouvoirs en place semblent s’être concentrés sur la première syllabe du nom latin de la province, le « no » de « Nova Scotia », comme dans « non » à une école d’art en 1870, « non » à un musée d’art en 1908, « non » à un bâtiment spécialement construit pour ce futur musée en 1985, et ainsi de suite. Parfois, les artistes et les leaders communautaires de Halifax ont réussi à transformer ces « non » en « oui » : « oui » à la Victoria School of Art and Design en 1887, « oui » au Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse en 1975, et « oui » à la proposition pour un nouveau bâtiment pour le même musée en 2019.
L’art et les artistes de Halifax ont tour à tour lutté et prospéré, à un rythme aussi prévisible sinon aussi régulier que les marées qui s’abattent sur cet affleurement de l’océan Atlantique. Halifax, Kjipuktuk, est une œuvre en devenir. Il y a toujours un nouvel horizon à atteindre et une nouvelle vue à apprécier avant de reprendre le travail.