Arnaud Maggs (1926-2012) connaît une carrière longue de plus de soixante ans au cours de laquelle il laisse son empreinte, autant dans le monde de l’art commercial que dans celui des beaux-arts. Il commence par travailler comme graphiste et comme illustrateur, ce qui façonne son langage visuel et sa conception de la création artistique, puis il se lance dans la photographie commerciale à la fin des années 1960. Maggs se spécialise alors dans la mode et le portrait, avant de finalement se consacrer aux beaux-arts, à peine une décennie plus tard. Ses portraits en noir et blanc ainsi que ses œuvres, élaborées à partir de bouts de papier éphémères trouvés, se distinguent par leur disposition en grille.
Les premières années
Né à Montréal le 5 mai 1926, Arnaud Cyril Benvenuti Maggs est le fils d’Enid et Cyril Maggs. Il doit son prénom au père de sa mère, qui a été commandant d’un régiment sikh dans l’armée de l’Inde britannique, où Enid et sa fratrie ont passé les premières années de leur enfance. À la mort de leurs parents, les enfants sont amenés au Canada pour vivre avec leurs grands-parents, qui s’étaient établis à Windsor, en Nouvelle-Écosse, à leur retraite. Quant à son père, Cyril Maggs, il est originaire de Wallasey, en Angleterre. Benvenuti est le nom de jeune fille de sa mère qui était italienne. « Sa famille se disait issue de la descendance du sculpteur italien Benvenuto Cellini [1500-1571] », explique Maggs. Après avoir combattu pendant la Première Guerre mondiale, Cyril immigre au Canada et le hasard fait qu’il se retrouve en même temps qu’Enid à Montréal, où ils se rencontrent. En 1925, ils étaient mariés.
Cyril a été commis à la Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie pendant toute sa carrière, un emploi qui lui a permis de subvenir aux besoins de sa famille, même pendant la Grande Dépression. Les relations du ménage ne sont cependant pas au beau fixe. « De façon générale, ma mère n’aimait pas mon père », confie Maggs, laissant entendre que les sentiments d’Enid ont influencé sa propre relation tendue avec Cyril. Mais Enid adore son fils. « Ma mère me faisait bien sentir que j’étais à la fois différent des autres enfants et supérieur à eux, raconte Maggs; par conséquent, je souffrais d’un complexe combiné d’infériorité et de supériorité. » Lorsque Maggs a dix ans, sa sœur Heather naît et ils deviennent dès lors inséparables. Son frère, Derek, suit cinq ans plus tard.
Enfant, Maggs apprécie déjà les qualités formelles des objets quotidiens et s’intéresse aux collections. Il est âgé de quatre ans à peine lorsqu’il attend avec impatience la visite du vendeur de maïs soufflé : « Il conduisait une moto à nacelle latérale, toute blanche, portant les mots “Stop me & buy one [Arrêtez-moi et achetez-en un]”. La nacelle était équipée d’une boîte en verre dans laquelle était conservé le maïs soufflé, dans des sacs blancs bien cordés. » Maggs est attiré par l’esthétique de ces petits sacs qui constitueront l’une de ses premières collections. Plus tard, il se souvient : « J’étais subjugué au point d’en oublier d’ouvrir le maïs soufflé et de le manger. Il y avait des rangées de sacs de maïs soufflé en papier blanc dans ma chambre, sur une étagère, que ma mère a fini par jeter. » L’importance qu’il accorde aux détails visuels de la motocyclette et de la nacelle témoigne de sa reconnaissance précoce du pouvoir de la conception et de la présentation. « Ce vendeur de maïs soufflé a été ma première expérience artistique et j’adore toujours les vitrines, qui continuent de me fasciner », note Maggs.
Durant son adolescence, Maggs fait preuve de talent pour la conception graphique. Il réalise des affiches pour des danses à l’école secondaire et, alors qu’il est en onzième année, il est invité à créer la page couverture de l’album de finissants, sa première œuvre publiée. Dans le texte qui accompagne sa propre photo dans l’album, Maggs cite comme modèle le journaliste, historien, critique gastronomique et photographe américain Lucius Beebe (1902-1966), une déclaration sans doute prémonitoire de sa future carrière aux multiples facettes. Beebe, qui n’était lui-même qu’un photographe amateur, a défini le genre de l’album de photographies ferroviaires avec son ouvrage High Iron: A Book of Trains, publié en 1938.
Maggs est également passionné de musique et forme un club de jazz avec des amis. Spring Hurlbut (née en 1952) se souvient qu’il racontait certaines de leurs bouffonneries, notamment la fois où sa mère a fermé le club de jazz parce que Maggs et ses amis s’étaient mis à lancer des disques par la fenêtre de sa chambre. Il va voir des musiciens tels que Cab Calloway, Count Basie et Duke Ellington, au club Chez Maurice Danceland à Montréal, où se massent souvent des foules d’adolescents au début des années 1940. Maggs et ses amis vont également danser au Victoria Hall à Westmount. Le Johnny Holmes Orchestra y joue tous les samedis soirs et produit notamment les jeunes Maynard Ferguson et Oscar Peterson qui y font leurs débuts.
Maggs n’aime pas l’école et n’a jamais obtenu de diplôme. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, il décide plutôt de s’engager dans l’Aviation royale canadienne. Son entraînement de base commence en 1944 à Toronto. Il souhaite devenir pilote, mais il échoue au test et est envoyé à l’Île-du-Prince-Édouard pour y suivre une formation de mitrailleur arrière au sein de la 10e École de bombardement et de tir. Lorsqu’il termine son apprentissage, la guerre est presque terminée. « Je n’ai jamais participé à des combats, explique-t-il, ce qui est heureux, car les mitrailleurs arrière sont les premiers à être éliminés. » À la fin de la guerre, en 1945, Maggs s’inscrit à la Valentine School of Commercial Art; même s’il abandonne à peine un mois plus tard, son intérêt pour l’art commercial ne le quitte pas.
La carrière de graphiste et d’illustrateur
En 1947, Maggs entre comme apprenti chez le graveur Bomac à Montréal, qui a également des ateliers à Toronto et à Ottawa. Il effectue d’abord diverses tâches telles que couper les passe-partout ou changer la peinture pour aider les autres artistes. Il est toutefois impressionné par leur travail. Ses aspirations de concepteur se confirment et il s’investit dans le développement de ses compétences en typographie. « J’ai rapidement compris que je voulais être maquettiste, explique-t-il; pour ce faire, je devais acquérir une excellente connaissance des types de caractères et la capacité de les exécuter fidèlement à la main. » Lors de son apprentissage, il conçoit un emblème anniversaire pour la Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie. « J’avais 21 ans à l’époque, se souvient Maggs, et j’ai remporté un concours pour le meilleur dessin, plus 25 $. »
Maggs se retrouve finalement à Toronto, où il perfectionne ses compétences d’artiste lettreur au sein de la maison de graveurs Brigden. C’est là qu’il rencontre Margaret (Maggie) Frew, qui est dessinatrice de mode à l’atelier. Le couple se marie en 1950 et s’établit à Montréal. Maggs assiste régulièrement aux conférences du soir qu’offre Carl Dair (1912-1967) au Musée des beaux-arts de Montréal. Comme il n’a pas reçu d’éducation formelle en design graphique, ces conférences sont importantes pour lui.
Le fils aîné de Maggs, Laurence, également appelé Lorenzo, naît en 1951. La même année, Maggs se lance comme dessinateur-concepteur indépendant et fournit des services de maquettage, de conception et d’illustration à un large éventail de clients locaux, dont Sport Togs et Ciba Company. Il devient également membre du Montreal Art Directors Club, et c’est ainsi qu’il fait la connaissance d’un autre graphiste de renom, Alvin Lustig (1915-1955), qui donne une conférence lors d’une réunion du club en 1951. « Ce fut pour moi une expérience extraordinaire, écrit Maggs; il m’a aidé à clarifier mes idées encore floues à l’époque. » Lustig insistait : « Si vous voulez être un artiste, cela doit imprégner chacune des cellules de votre corps, cela doit guider toutes vos décisions, jour et nuit, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. » La conférence de Lustig marque un tournant pour Maggs qui s’installe alors dans la ville de New York avec sa jeune famille.
À New York, Maggs travaille comme dessinateur et comme designer indépendant en même temps qu’il suit des cours du soir en conception graphique. Son séjour dans cette ville façonne son éthique de travail et le souci du détail dont il fait preuve. « Je crois que ce qui m’a le plus influencé, explique Maggs, c’est le professionnalisme et l’incitation au dépassement que je n’avais pas connus à Montréal. Les directeurs artistiques me renvoyaient encore et encore à mon atelier pour parfaire un dessin. » Il fait également la rencontre du graphiste et illustrateur Jack Wolfgang Beck (1923-1988), qui aura une influence sur son œuvre. Maggs se lie avec d’autres artistes graphiques new-yorkais, notamment Rudolph de Harak (1924-2002) et Jerome Kühl (1927-2016) par l’intermédiaire de Beck. Celui-ci avait créé la Loft Gallery dans son atelier de Manhattan, où il exposait les œuvres d’illustrateurs locaux, dont Andy Warhol (1928-1987), qui, comme Maggs, avait commencé sa carrière dans l’art commercial. Lorsque les dessins de Warhol apparaissent sur les murs de la galerie de Beck, Maggs en achète trois pour cinq dollars chacun.
Les intérêts de Maggs pour le graphisme et le jazz se rejoignent à New York, où il réalise des couvertures d’album pour Columbia Records et Prestige Records, dont celle de Jazz at Massey Hall. Cet album mythique enregistré en concert réunit le quintette légendaire formé de Dizzy Gillespie, Charles Mingus, Charlie Parker, Bud Powell et Max Roach. Après une rencontre avec Mingus et Roach, Maggs dessine la maquette à bord du wagon de métro de la ligne L qui le ramène à son atelier. La couverture de Jazz at Massey Hall montre bien l’approche conceptuelle ludique de Maggs : au dos de l’album, il joue avec l’espace et la forme typographique en plaçant le texte à l’intérieur de grandes lettres formant le mot « JAZZ ».
Il s’agit toutefois d’une période difficile. Comme Maggs le rappelle plus tard, « Nous ne pouvions pas nous permettre d’aller au cinéma, et encore moins d’aller à un concert de jazz. Le jour, j’arpentais les rues à la recherche d’un travail intéressant. La nuit, je faisais la mise en page de publicités pleine page dans les journaux pour de grands magasins en dehors de la ville. » En 1954, alors que Maggie est enceinte de leur deuxième fils, Toby, les Maggs rentrent à Toronto, où Arnaud accepte un poste aux Templeton Studios.
En 1957, Maggs décide de se lancer à son compte et il s’installe dans le sous-sol de la maison familiale de Don Mills. Sa fille, Caitlan, naît cette année-là. Maggs produit toute une gamme de travaux de conception graphique et d’illustration, dont deux couvertures de magazine en 1958 qui se démarquent au 11e Art Directors Club of Toronto Annual (aujourd’hui l’Advertising & Design Club of Canada). En sa qualité de concepteur, il travaille également avec des photographes. Ainsi, en 1957, il s’associe à Peter Croydon (1924-2019) pour réaliser un projet éditorial pour Chatelaine. Leur travail est reconnu par l’Art Directors Club of Toronto en 1958 : dans la liste des prix, Maggs figure comme concepteur tout en partageant la fonction de photographe et d’artiste avec Croydon.
En 1959, Maggs est invité à travailler au Studio Boggeri, une enseigne de graphisme majeure établie à Milan, et il s’installe en Italie avec sa famille. Fondée en 1933 par Antonio Boggeri (1900-1989), l’agence regroupe une brochette de graphistes exceptionnels, dont Boggeri, Aldo Calabresi (1930-2004), Max Huber (1919-1992), Bruno Monguzzi (né en 1941), Bruno Munari (1907-1998) et Bob Noorda (1927-2010), et fait rayonner le modernisme italien et suisse en plus de jouir d’une réputation internationale. Au cours de son mandat, Maggs planche sur des dessins pour Pirelli et Roche Pharmaceuticals. Il suit également des cours de dessin à l’Accademia di Belle Arti di Brera. Son séjour en Italie est toutefois bref et ardu. Maggs a qualifié le déménagement de « désastreux », reconnaissant que sa famille et lui « semblaient incapables de s’adapter à ce changement de mode de vie ». Caitlan Maggs se souvient que, parmi les raisons pour lesquelles la famille a eu du mal, figurent les difficultés à se faire payer ainsi que la maladie et les blessures qui ont incommodé les enfants. La famille fait volte-face et rentre à Don Mills.
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Arnaud Maggs, brochure publicitaire pour Bepanten Roche pour Roche Pharma (plat recto), 1959
Impression photomécanique sur papier vélin couché, 41 x 41 cm
Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa -
Arnaud Maggs, brochure publicitaire pour Bepanten Roche pour Roche Pharma (contreplat), 1959
Impression photomécanique sur papier vélin couché, 41 x 41 cm
Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
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Arnaud Maggs, brochure publicitaire pour Bepanten Roche pour Roche Pharma (plat verso), 1959
Impression photomécanique sur papier vélin couché, 41 x 41 cm
Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
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Arnaud Maggs, conception graphique pour le fabricant de pneus Pirelli, 1959
Épreuve photomécanique sur papier vélin couché, 31,9 x 23,3 cm
Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
Pour annoncer son retour, Maggs crée une œuvre promotionnelle de publicité directe qui montre l’artiste, souriant, appareil photo en main. À la même époque, il devient graphiste chez Sherman Laws and Partners. Jim Donoahue (1934-2022) se souvient : « La première fois que je l’ai rencontré, c’était un type à l’allure élégante. Il était grand et mince et portait de très beaux costumes. » Ses illustrations pour Nunny Bag: Stories for Young Canada et sa maquette de la couverture du livre sont publiées en 1962. Ces dessins enjoués à la touche enfantine expriment sa fascination constante pour le motif de la tête humaine et témoignent d’influences variées en matière de conception et d’illustration, notamment celles de Warhol et d’Alexander Girard (1907-1993).
En 1962, Maggs participe à l’International Design Conference à Aspen, au Colorado. Grand admirateur de Girard, il s’arrête à Santa Fe sur le chemin du retour pour rencontrer le designer américain, qui l’invite à travailler pour lui. Cette fois, Maggs laisse Maggie et les trois enfants au Canada. Pendant son séjour à Santa Fe, il crée une collection d’oreillers pour Herman Miller qui, bien qu’ils n’aient pas été produits, témoignent de la fantaisie qui caractérise à la fois le travail de Maggs et celui de Girard.
Après trois mois à Santa Fe, Maggs rentre à Toronto et rejoint le célèbre concepteur graphique et illustrateur canadien Theo Dimson (1930-2012) chez Art Associates où il accepte un poste de graphiste. L’influence de Push Pin Studios, une importante agence new-yorkaise, est manifeste dans les œuvres de Maggs de cette période. Plus tard, en 1965, il est nommé directeur artistique. Fort de près de deux décennies d’expérience dans le domaine du design et de l’illustration, Maggs est souvent loué pour son œuvre et s’impose comme un acteur clé sur la scène des arts graphiques de Toronto.
La carrière de photographe commercial
En 1966, Maggs quitte son emploi dans le domaine de la conception graphique pour devenir photographe commercial. Cette décision résulte de son expérience de l’industrie et d’un intérêt de longue date : depuis le début des années 1960, Maggs note les durées d’exposition de la pellicule et les réglages de ses appareils pour obtenir des photos. « Il avait toujours un appareil photo autour du cou », se souvient Caitlan, la fille de Maggs; « Toute ma vie, j’ai eu un appareil photo et un posemètre sous les yeux! », dira-t-il. À l’été 1966, Maggs possède un Hasselblad, un appareil photo professionnel moyen format. Il prend des portraits lors d’une visite à Elora Gorge et utilise plus tard ses enfants comme sujets. Sans aucune éducation formelle, il apprend en expérimentant et en observant les autres.
Dans les années 1960, les attitudes évoluent face à la photographie qui s’impose comme un art à part entière. En 1966, John Szarkowski, conservateur au Museum of Modern Art de New York, publie The Photographer’s Eye, un ouvrage dans lequel il souligne les qualités inhérentes et particulières de ce moyen d’expression. Son exposition phare de 1967, New Documents (Nouveaux documents), qui présente les œuvres de Diane Arbus (1923-1971), Lee Friedlander (né en 1934) et Garry Winogrand (1928-1984), établit une distinction importante entre l’expression personnelle et la documentation par la photographie en plus de souligner l’importance de la vision personnelle du photographe.
À peu près à la même époque, la photographie canadienne connaît un essor. Selon l’auteur et photographe Paul Couvrette (né en 1951), l’année du centenaire, en 1967, « la photographie s’épanouit au Canada ». Les galeries publiques exposent des photographies et des centres d’artistes autogérés font leur apparition un peu partout au pays, offrant des solutions de remplacement aux cadres d’exposition établis. Le service de la photographie de l’Office national du film (ONF) élargit sa production et lance un programme d’expositions itinérantes. En 1967, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) commence à acquérir des photographies, une décision déterminante pour l’acceptation de la photographie comme art au Canada.
Sorti en 1966, le premier film en langue anglaise du réalisateur italien Michelangelo Antonioni (1912-2007), Blow-Up – un film de suspense dont le protagoniste est un photographe de mode interprété par David Hemmings – contribue à bouleverser la perception de la photographie dans la culture populaire. Après Blow-Up, Maggs confie au conservateur Charles Stainback que « c’était assez génial d’être photographe à cette époque ». En effet, le marché s’adapte en conséquence. L’illustration passe de mode auprès des directeurs artistiques et des publicitaires, qui lui préfèrent la photographie. En tant que telle, celle-ci peut aussi être plus lucrative. Jonathan Eby, directeur artistique adjoint chez Maclean’s en 1967, affirme que « la photographie était attrayante pour beaucoup de concepteurs parce qu’elle permettait de faire rapidement de l’argent ».
À l’image de ce qui se passe dans le secteur de la création en général, des changements se préparent chez Art Associates, où Maggs travaille, ce qui contribue à sa décision de se lancer dans la photographie. En 1965, Theo Dimson quitte l’agence pour créer sa propre entreprise. Dans son œuvre autobiographique 15, 1989, Maggs affirme qu’après le départ de Dimson, « Art Associates a commencé à s’effondrer ». Selon Maggs, c’est la dissolution du département de conditionnement et la vente de leur équipement qui ont suscité son intérêt pour la photo.
En mars 1966, Keith Branscombe, alors directeur artistique du magazine Canadian Homes, invite Maggs, qui est connu comme collectionneur de trouvailles de marché aux puces, à participer à un article sur la décoration avec des objets pour ajouter de la personnalité à une maison. Branscombe offre à Maggs de lui laisser le choix du photographe, mais au lieu de proposer un nom, Maggs répond : « Je pensais que je pourrais peut-être prendre les photos. » Source d’inspiration ou source d’élan, l’article de Branscombe donne à Maggs une raison de tenter la photographie dans un contexte éditorial.
Maggs commence à travailler principalement dans la mode éditoriale pour des publications canadiennes. À partir de 1967, il produit régulièrement des images pour le magazine Maclean’s, en collaboration avec la rédactrice en chef de Modern Living, Marjorie Harris. Il est également engagé par la TDF Artists Limited, une autre agence de publicité respectée de Toronto, pour laquelle il produit des images de mode éditoriale et des portraits pour des magazines tels que Chatelaine, Quest, Homemaker’s, Canadian Business, Saturday Night et Toronto Life.
L’un des premiers projets photographiques importants de Maggs est destiné au restaurant Three Small Rooms de l’hôtel Windsor Arms, à Toronto. En 1968, Jim Donoahue est chargé de faire « quelque chose d’insolite » pour l’un des murs principaux et décide d’une sélection de photographies à choisir dans la collection existante de Maggs. Il est attiré par ses images d’objets en noir et blanc, observant « [qu’]elles étaient intéressantes. Il pouvait s’agir d’une boîte aux lettres absolument merveilleuse qui se trouvait au bord de la route, et il la photographiait. Il photographiait des choses inusitées ». Les négatifs de Maggs révèlent cependant qu’il a choisi de photographier des objets spécifiquement pour le projet, et Donoahue l’a autorisé à sélectionner les images finales.
Donoahue accroche les vingt-quatre photographies de taille identique et les dispose en grille, ce qui s’avère peut-être la première fois que les images de Maggs sont présentées de cette façon. Maggs lui-même est souffrant le jour de l’installation et ne participe donc pas activement à leur arrangement. Néanmoins, ce projet est un précurseur important des installations fondées sur la grille qui définiront la pratique artistique ultérieure de Maggs.
La réorientation de carrière de Maggs s’accompagne de changements dans son foyer. Son mariage prend fin l’année de son entrée chez TDF et il déménage de Don Mills à Cabbagetown, dans le centre-ville de Toronto. Comme se souvient Caitlan, « Toutes les familles que nous connaissions se séparaient. C’était la nouvelle mode. C’était les années 60… et soudain, tout a basculé ». En passant du statut de publicitaire à celui d’homme sauvage, l’identité de Maggs se transforme également. Harris se rappelle d’une métamorphose spectaculaire :
Il est passé d’un type habillé de façon très chic – fabuleusement à la page – à un type avec de longs cheveux et une énorme barbe. Une fois, je me souviens que les flics nous ont arrêtés juste à cause de ses cheveux. Nous étions en route pour une séance photo, le mannequin était sur la banquette arrière de la voiture et Arnaud se faisait arrêter pour conduite avec cheveux hirsutes! Je veux dire, c’était incroyable.
Bien que Maggs soit dans la quarantaine à ce moment-là, la rébellion chez les jeunes de la contre-culture des années 1960 a manifestement un impact sur lui.
La transition vers les beaux-arts
En 1969, une subvention du Conseil des arts du Canada permet à Maggs de voyager en France, en Espagne et en Afrique du Nord, un périple qui marque le début de sa transition vers les beaux-arts. Occasion d’exploration de soi, le voyage a pour but de tisser des liens avec des photographes qui l’ont influencé, et bien qu’il n’atteigne pas cet objectif, Maggs estime en tirer une leçon importante. « Pour moi, c’était un voyage de découverte, explique-t-il; j’ai réalisé que je ne m’étais jamais arrêté assez longtemps pour apprécier pleinement le monde autour de moi. »
Maggs quitte TDF en 1970 pour se lancer à son compte, continuant d’accepter des mandats de photos de mode et de photos éditoriales. En 1971, il organise une exposition à la Baldwin Street Gallery de Toronto intitulée Baby Pictures (Photos de bébés). Sa démarche artistique pour ce projet se lit comme suit :
Arnaud Maggs est connu depuis de nombreuses années à Toronto en tant que dessinateur-concepteur accompli. Il y a environ trois ou quatre ans, il a commencé à s’intéresser activement à la photographie professionnelle, principalement dans le domaine de la mode. Plus récemment, il s’est tourné partiellement vers un traitement davantage axé sur ses images photographiques personnelles, non commerciales. C’est ainsi qu’est née cette exposition, sa première exposition solo de photographies.
Bien qu’il ait souvent abordé son changement d’orientation professionnelle comme une réinvention soudaine, son passage aux beaux-arts a demandé une période d’évolution assortie de réflexion, d’exploration et de chevauchement avec sa pratique commerciale. Son texte révèle une volonté précoce de s’éloigner de sa pratique commerciale pour explorer la photographie comme moyen d’expression personnelle.
La même année, Maggs donne un cours intitulé Entertainment [Divertissement] à l’Ontario College of Art (aujourd’hui l’Université de l’ÉADO) de Toronto. L’artiste Lee Dickson (née en 1951), qui était l’une de ses étudiantes, se souvient qu’il a présenté les tuiles colorées d’Antoni Gaudí à Barcelone et les Watts Towers à Los Angeles. « Tout le monde a adoré [les diapositives], explique-t-elle; nous trouvions ça tout simplement fabuleux. »
Dickson et Maggs ont plus tard vécu ensemble dans sa maison de Cabbagetown. « Il n’aimait pas être un photographe de mode, se souvient Dickson; il n’aimait pas tenter de prendre des clichés et avoir quatre personnes derrière lui. » Les deux artistes dessinent, écrivent, étudient l’art et pratiquent le taï-chi. Ils discutent sans cesse d’art et, comme le note Dickson, la décision de devenir un artiste a été une « transition difficile pour lui ».
En 1973, à l’âge de quarante-sept ans, Maggs tranche et décide d’être un artiste. Dans une discussion à propos de son dévouement et de sa détermination, Caitlan Maggs suggère que son père était arrivé au point où il était prêt à se distancier du travail fait pour des clients afin d’accorder la priorité à ses propres idées créatives. De manière significative, ce point de transition est devenu le fait saillant du récit de sa carrière, où son passage aux beaux-arts est souvent présenté comme une réinvention spontanée. C’est en partie l’œuvre de Maggs lui-même. Il a souvent raconté l’histoire comme celle d’un moment fulgurant :
Aussi soudainement que je suis devenu photographe, j’ai décidé que je voulais devenir un artiste. Peu importe ce que ça représentait. Et j’ai vendu ma maison, j’ai vendu mon Hasselblad, et j’ai vendu la plupart de mes biens.
Cette histoire a souvent été répétée par Maggs et racontée par d’autres dans des essais sur son œuvre. Conscient, depuis l’époque où il travaillait dans la publicité, de la puissance d’une bonne accroche, Maggs a contribué à façonner et à définir le récit de sa carrière d’artiste. La réalité n’a toutefois pas été aussi soudaine.
Pensant qu’être peintre lui plairait, Maggs s’inscrit à des cours de dessin et d’anatomie au Artists’ Workshop. Ces leçons le conduisent à de nouvelles manières de penser et de voir :
Un jour, je dessinais la tête du modèle, je crois que c’était de profil, et je me suis dit que si je dessinais un cercle parfait, l’arrière de sa tête épouserait le bord du cercle, son front le toucherait, son nez toucherait le cercle et son menton toucherait le cercle. Et j’ai été soudainement stupéfié. J’ai pris conscience des proportions de la tête humaine. Et, à partir de ce moment, j’ai commencé à regarder tout le monde de très près.
Bien qu’il s’agisse pour Maggs d’un moment de révélation en classe de dessin, sa fascination pour la forme de la tête humaine, en particulier de profil, demeure manifeste tout au long de sa carrière, comme en témoigne ses illustrations et croquis professionnels, ses premières expériences photographiques, ses photographies de famille et ses collections.
Bien que Maggs estime que le dessin soit un bon point de départ, il revient à la photographie : « Je suis rentré chez moi et j’ai pensé qu’il me fallait montrer ce que je vois, et la meilleure façon de le faire, c’est par la photographie, car elle est dotée d’une certaine autorité. » Il achète un appareil photo d’occasion et entreprend une période d’exploration photographique prolifique de la tête humaine.
Les nombreuses années de chevauchement entre ses carrières de photographe commercial et de photographe artistique mettent en évidence les considérations pratiques liées à la réorientation de son travail vers l’art. Les difficultés financières que doivent surmonter les artistes au Canada – une existence tributaire de subventions pour nombre d’entre eux – obligent Maggs à maintenir des projets éditoriaux commerciaux pour subventionner son travail artistique personnel. « Il faut bien que je gagne ma vie d’une manière ou d’une autre », explique Maggs dans une interview parue dans Photo Communique en 1982; « J’ai toujours eu besoin d’une source de revenus, et il semble que ce soit un bon moyen de gagner sa vie que de faire des photographies pour des magazines. » Il continue ainsi à accepter des mandats éditoriaux pendant plusieurs décennies.
Au début des années 1970, Maggs achète la remise derrière sa grande maison victorienne du 384, rue Sumach, dans l’intention d’y créer un atelier. De fil en aiguille, il se départit graduellement de ses biens et décide plutôt de faire de la remise un lieu de vie et de travail, et de vendre sa maison. Réduire à l’essentiel est libérateur pour l’artiste et la vente de sa maison lui donne une certaine flexibilité financière. En 1977, Maggs achète un immeuble dans l’Aveyron, une région sauvage du sud-ouest de la France où sa sœur possède une maison. C’est là qu’il finit par passer tous ses mois de septembre. La France, en particulier ses marchés aux puces, façonne plusieurs de ses idées créatives et fournit les sujets de plusieurs de ses œuvres ultérieures qui exploitent les papiers éphémères trouvés.
Une carrière en art
Au cours des premières années d’activité artistique de Maggs, son travail est parfois exposé dans le contexte du portrait photographique. L’exposition Sweet Immortality (Douce immortalité), 1978, par exemple, présente ses images aux côtés des portraits de trente et un autres artistes, dont Tom Gibson (1930-2021), Clara Gutsche (née en 1949), Gabor Szilasi (né en 1928) et Sam Tata (1911-2005). En même temps, sa production s’aligne sur celle d’artistes du Canada dont les recherches créatives font appel au langage conceptuel et élargissent les possibilités artistiques de la photographie. L’art conceptuel apparaît à la fin des années 1960 et définit un ensemble de stratégies esthétiques pour les artistes, dont la répétition, la sérialité, les systèmes procéduraux et l’utilisation de la photographie.
Avec des projets tels que 64 Portrait Studies (64 portraits-études), 1976-1978, Maggs adopte ces stratégies dans des photographies qui exploitent la disposition en grille et remettent en question les règles du portrait conventionnel. L’exposition The Winnipeg Perspective 1979 — Photo/Extended Dimensions (La perspective de Winnipeg 1979 — Photo/Élargir les horizons) présente certaines des premières explorations photographiques de Maggs aux côtés de projets conceptuels de Sorel Cohen (né en 1936), Suzy Lake (née en 1947), Barbara Astman (née en 1950) (dont les œuvres figuraient également dans l’exposition Sweet Immortality [Douce immortalité]) et Ian Wallace (né en 1943).
Maggs veut être un artiste et il s’aligne consciemment sur les artistes. En 1980, alors qu’il est en Europe pour une exposition solo au Centre culturel canadien de Paris, il rencontre Joseph Beuys (1921-1986) pour un projet de portrait. Il avait vu, l’année précédente, une rétrospective de l’œuvre de Beuys au Solomon R. Guggenheim Museum de New York. Profondément ému, Maggs sent alors le besoin de se rendre à Düsseldorf pour le photographier. Au lieu de prévenir Beuys, Maggs se présente à l’improviste devant sa porte. Comme il le raconte, « Je suis allé chez lui et j’ai sonné à la porte. Et il a lui-même ouvert, son chapeau sur la tête ». Maggs lui montre son travail et explique qu’il aimerait le photographier. Beuys lui répond toutefois qu’il est trop occupé. « Je ne voulais pas me faire refuser après avoir fait tout ce chemin, explique Maggs, alors je l’ai regardé droit dans les yeux et je lui ai dit : “Eh bien, j’ai tout le temps du monde”. Ça l’a arrêté. “Dans ce cas, a-t-il dit, venez mercredi prochain à 10 heures”. » Maggs photographie le célèbre artiste de face et de profil, ce qui donne lieu à deux portraits monumentaux comportant chacun une centaine de photographies, Joseph Beuys, 100 Frontal Views (Joseph Beuys, 100 vues de face) et Joseph Beuys, 100 Profile Views (Joseph Beuys, 100 vues de profil), tous deux réalisés en 1980.
Pendant son séjour à Düsseldorf, Maggs fait la rencontre de Bernd et Hilla Becher (1931-2007, 1934-2015) à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf où il les photographie. Il réalise Kunstakademie, 1980, un autre portrait en série – 444 prises de vues, soit 6 vues de 74 étudiants. Thomas Ruff (né en 1958), aujourd’hui un photographe de renom de l’école de photographie de Düsseldorf, est étudiant à la Kunstakademie lorsque Maggs visite l’école. Bien que Maggs n’ait pas photographié Ruff pour son projet, ses épreuves contacts sont exposées dans les corridors et les portraits à grande échelle réalisés par Ruff par la suite mettent en scène certains de ces mêmes étudiants.
De retour à Toronto, Maggs continue à documenter les artistes, ce qui contribue à le positionner au sein de la communauté et à renforcer son réseau de contacts dans le monde de l’art. Il photographie le célèbre photographe hongrois André Kertész (1894-1985), plus tard en 1980. L’année suivante, Maggs planche sur trois portraits composés en grille, dont les sujets sont des membres de la communauté artistique et culturelle de Toronto : 48 Views (48 vues) et Downwind (Dans la direction du vent). Pour 48 vues, 162 sujets différents posent pour Maggs, chacun étant photographié 48 fois, ce qui donne lieu à une œuvre comportant 7 776 images.
Rassemblés, ces portraits illustrent non seulement les intérêts taxonomiques de Maggs, mais créent également des archives visuelles exhaustives – une sorte de bottin mondain de la scène artistique et culturelle torontoise. Lee Dickson estime que le corpus d’œuvres que Maggs a entrepris avec 64 portraits-études et poursuivi avec 48 vues et Dans la direction du vent est son meilleur, précisément en raison des archives qu’il offre. « C’est un grand cadeau pour la communauté artistique qu’il ait fait cela », affirme-t-elle.
Cette période d’exploration du motif de la tête humaine culmine avec une exposition importante pour Maggs tenue en 1984 au Nickle Arts Museum (aujourd’hui les Nickle Galleries) de Calgary : Arnaud Maggs Photographs 1975-1984 (Photographies d’Arnaud Maggs 1975-1984). L’événement présentait plus de 13 000 prises de vue. Cette première exposition itinérante pour l’artiste a été présentée à Hamilton, Winnipeg et Edmonton entre 1986 et 1987. Maggs l’élabore lui-même, tout comme le catalogue qui l’accompagne, révélant ainsi les liens entre ses pratiques de designer et d’artiste, ainsi que l’importance de l’espace et de l’échelle dans sa conception de son travail.
Cela faisait toutefois beaucoup de visages! Au milieu des années 1980, Maggs cherche de nouveaux sujets et revient à la typographie. Bien qu’il soit toujours captivé par la forme, l’échelle et la classification, qu’il continue d’explorer, l’artiste remplace la tête humaine par des formes de chiffres et de lettres. À cette époque, il s’intéresse également à la gravure et à la peinture, comme en témoignent des œuvres telles que 3269/3077, 1986, en plus d’expérimenter différentes stratégies de mise en forme, notamment la forme du livre. L’exposition Arnaud Maggs Numberworks (Arnaud Maggs : œuvres avec chiffres), dans laquelle figure une série d’explorations à partir de chiffres, a été présentée au Macdonald Stewart Art Centre de Guelph (aujourd’hui la Art Gallery of Guelph) en 1989.
L’intérêt de Maggs pour les systèmes de classification s’affine et devient plus apparent dans les années 1980 et 1990, tandis qu’il continue d’employer l’appareil photo comme outil de catalogage. Dans The Complete Prestige 12″ Jazz Catalogue (Catalogue complet des albums de jazz chez Prestige), 1988, par exemple, les images traduisent un système de classification existant. En revanche, dans la série Hotel (Hôtel), 1991, Maggs se sert de la photographie comme un moyen de consigner des artefacts culturels et d’inventer sa propre typologie, une archive de signes en voie de disparition, organisée à l’aide de formes de lettres servant de système de classification. L’intérêt de Maggs pour le lettrage, la signalisation et la présentation ainsi que les processus formels et intellectuels de la conception – notamment la commande – trouvait une place à reconsidérer dans l’art conceptuel. Ces œuvres soulignent les chevauchements disciplinaires qui marquent sa carrière et, de manière plus générale, les intersections entre la conception graphique et l’art. Elles mettent surtout en relief le fait que ces liens ne sont pas seulement des références intellectuelles, mais qu’ils sont également ancrés dans ses années de pratique.
En 1994, Maggs reçoit le Usherwood Award, une récompense qui reconnaît les contributions exceptionnelles d’une personne à l’industrie de la création au Canada. Proclamant que ses portraits photographiques à grande échelle sont des « œuvres de conception graphique remarquables », le célèbre directeur artistique Ken Rodmell souligne les qualités analytiques et affectives des œuvres de Maggs : « D’apparence clinique et détachée, ces œuvres marathoniennes dignes de la concentration d’un moine et faites de rigueur intellectuelle nous apprennent quelque chose sur nous-mêmes, et c’est à la fois brutal de précision et pourtant touchant. »
Maggs développe sa pratique dans de nouvelles directions et commence à utiliser des papiers éphémères trouvés à partir desquels il élabore des œuvres à grande échelle qui représentent des matériaux historiques provenant en grande partie de la France. En 1997, Maggs épouse sa collègue artiste Spring Hurlbut, sa partenaire depuis la fin des années 1980. Leur relation tourne autour de la création. Partageant son temps entre Toronto et la France, le couple passe ses étés à explorer les marchés aux puces français. Maggs et Hurlbut naviguent sur un terrain thématique similaire dans leur travail : le temps, la vie, la mort et la perte. Dans les années 1990, Hurlbut entreprend un certain nombre de projets dans lesquels elle emploie des berceaux anciens. Le Jardin du sommeil, 1998, par exemple, est un projet plus tardif qui présente 140 lits d’enfants et berceaux anciens, en métal, datant de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Maggs trouve les étiquettes employées dans son œuvre Travail des enfants dans l’industrie : les étiquettes, 1994, alors qu’ils amassent des berceaux pour les projets de Hurlbut.
Bien que le thème de la mort soit un puissant fil conducteur de la production artistique de Maggs, ce dernier est également espiègle. En 1998, Mike Robinson (né en 1961), ami proche et ancien assistant de Maggs, souhaite utiliser le procédé du ferrotype pour réaliser un portrait de Maggs et du photographe montréalais Gabor Szilasi, qui était en visite à Toronto. Il se souvient de son arrivée avec Maggs pour la séance, ce dernier arborant un malicieux sourire : « Arnaud dit : “On a une idée… On veut le faire nu.” […] Alors c’est ce qu’on a fait. » Les deux hommes sont photographiés, entièrement nus, debout côte à côte.
En 1999, Maggs œuvre en tant qu’artiste depuis une vingtaine d’années. L’étendue de sa production est présentée lors d’une importante exposition solo à la Power Plant cette année-là. L’exposition, qui commence par 64 Portrait Studies (64 portraits-études), 1976-1978, et se termine par Répertoire, 1997, souligne son attachement aux systèmes de classification, son emploi conceptuel et structurel de la grille ainsi que sa fascination pour les formes des lettres. Maggs continue à exposer ses œuvres au Canada et à l’étranger. En 2000, Notes Capitales, une exposition solo de ses œuvres, est organisée au Centre culturel canadien à Paris. En 2006, Maggs est l’un des lauréats du Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques. Quatre ans plus tard, ses œuvres figurent dans Traffic: Conceptual Art in Canada 1965-1980 (Trafic : L’art conceptuel au Canada 1965-1980) une exposition collective itinérante qui a contribué à définir l’activité artistique conceptuelle au Canada.
Les derniers projets
Maggs meurt le 17 novembre 2012, à l’âge de quatre-vingt-six ans, au Kensington Hospice de Toronto. Avant son décès, sa carrière artistique est célébrée par une exposition bilan intitulée Arnaud Maggs : Identification présentée au Musée des beaux-arts du Canada en 2012. Cette année-là, il reçoit également le deuxième prix annuel de photographie Banque Scotia. Une exposition connexe est organisée au Ryerson Image Centre (RIC) en 2013. En 2012, Maggs crée son œuvre finale, After Nadar (D’après Nadar). Pris dans leur ensemble, ces derniers projets constituent le point culminant de son intérêt pour les collections et l’histoire, et ils soulignent la façon dont Maggs donne de l’importance à la présentation de son travail, en particulier lorsqu’il recourt à des matériaux trouvés.
L’exposition du Musée des beaux-arts du Canada compte des œuvres de chaque étape de la carrière artistique de Maggs. Elle met en évidence le fait que la collection et la présentation sont au cœur de sa démarche artistique. Comme le souligne Josée Drouin-Brisebois, commissaire de l’exposition, des exemples de documents d’archives de Maggs ont été incorporés pour « montrer le changement qui se produit lorsque Maggs photographie et transforme les objets trouvés en remaniant leur échelle et en les classant pour créer des typologies ». Pour ce faire, Drouin-Brisebois a élaboré les plans de trois vitrines au musée, mais a proposé à Maggs d’en concevoir une lui-même. « Il a été ravi à cette idée, explique-t-elle; nous avons fait venir des boîtes de matériel de son atelier […] et [pendant l’installation] Arnaud a commencé à jouer comme s’il était un petit garçon. » Bien que les collections de Maggs aient été présentées dans des magazines de décoration des années 1960, ces vitrines permettaient de mettre en lien sa collection personnelle et un public de spectateurs dans un espace physique. L’incorporation de documents d’archives et de pièces de sa collection montre bien l’importance accordée aux objets et à l’espace dans son œuvre. Comme le note Drouin-Brisebois, l’arrangement des vitrines était « une œuvre d’art en soi ».
Maggs est bien conscient du rôle joué par la conception de l’exposition dans l’expérience de ses œuvres d’art. Dans les mois précédant sa mort, il est intimement impliqué dans la planification du design de l’exposition organisée dans le cadre du Prix de photographie Banque Scotia. Sa participation à la mise en espace de l’exposition a été son dernier acte créatif.
L’exposition du RIC souligne le retour de Maggs au portrait photographique avec The Dada Portraits (Les portraits dada), 2010, et l’autoportrait After Nadar, Pierrot Turning (D’après Nadar, Pierrot tournant), 2012. Bien que Maggs se soit retrouvé devant l’objectif régulièrement au cours de sa carrière, ces autoportraits comptent parmi ceux, rares, qu’il considère comme des œuvres d’art. Lorsque Maggs se tourne vers les beaux-arts, il fait consciemment le choix de s’aligner sur les artistes. Dans D’après Nadar, il fait des références historiques explicites et, par là, il parvient à se positionner dans le contexte de l’histoire de la photographie.
À la suite du décès de Maggs, Hurlbut crée plusieurs œuvres à partir de ses cendres dans le cadre de sa série A Fine Line (Une ligne fine), 2016. À la fois précises et évocatrices, les images d’Hurlbut constituent un hommage tout indiqué.