La nuit des rois 1971
En 1946, Alfred Pellan conçoit des costumes, des décors de scène et des accessoires pour une production de la pièce Le soir des rois d’après Shakespeare, montée par la troupe de théâtre des Compagnons de Saint-Laurent et présentée à la salle du Gesù à Montréal. Le directeur de la troupe, le père Émile Legault, « n’est […] pas très enthousiaste de confier ainsi à un artiste moderne la conception visuelle de la pièce, mais il cède aux arguments [des comédiens] Jean Gascon et Jean-Louis Roux, tous deux ardents admirateurs de Pellan » et futurs fondateurs du Théâtre du Nouveau Monde (TNM). En 1967, maintenant directeur artistique du TNM, Roux invite Pellan à revisiter le thème d’abord dans le cadre d’un festival, puis pour son adaptation de La nuit des rois présentée en 1968-1969.
Pellan, qui décrit la pièce comme « une fantaisie, une féerie qui fait appel à toutes les ressources de l’imagination », la campe dans un univers surréaliste et cubiste. Chaque costume transforme l’actrice ou l’acteur qui l’arbore en une toile, peinte dans les couleurs les plus vives – par exemple, Sire André, le personnage de soutien comique, apparaît dans une tenue ludique rouge et turquoise. Bien que Pellan soit surtout connu comme peintre, les dessins de La nuit des rois montrent sa capacité remarquable à s’approprier d’autres langages de l’art.
Divisé par une seule ligne horizontale, le décor de la pièce du TNM, composé de panneaux grand format, est séparé en deux plans d’image : les couleurs vives dominent la partie supérieure, alors que les nuances plus sombres de la partie inférieure permettent de faire ressortir les costumes. Les personnages se métamorphosent devant ces toiles : à travers les mouvements des interprètes, les couleurs de leurs costumes – violet profond pour Olivia, bleu et rose pour Viola, orange et rouge pour Sire Toby – modifient continuellement l’organisation spatiale de l’ensemble.
Certaines critiques expriment la crainte qu’en essayant de transmettre sa vision personnelle du monde de Shakespeare, Pellan ne trahisse l’intention originale de l’auteur. Elles redoutent que, l’attention du public étant attirée par les costumes et la décoration, elle ne soit détournée de la pièce et de l’interaction des personnages. Si certaines personnes ont pu être dépassées par le mariage du texte de Shakespeare et de l’univers visuel de Pellan, comme le relève l’écrivain et metteur en scène Éloi de Grandmont, le décor n’accompagne pas seulement la pièce; tous les éléments doivent fonctionner ensemble pour « s’accorder au rythme d’un authentique chef-d’œuvre de poésie », ce que Pellan parvient à accomplir.
La plupart des critiques ont accueilli favorablement les dessins de Pellan, qui donnent un caractère unique à la pièce et permettent d’étoffer les personnages. Ses costumes servent tels des commentaires visuels qui définissent chaque rôle – certains comportent des éléments qui exagèrent des attributs physiques jusqu’à frôler la caricature. L’effet global dépersonnalise en même temps qu’il définit : les costumes et maquillages élaborés, couvrant l’ensemble du visage des interprètes, masquent leur identité propre tout en amplifiant le caractère de leur personnage, et ce, au-delà des contraintes de la description textuelle de Shakespeare.