Le travail de Gaucher joue un rôle essentiel chez les peintres plasticiens qui, dans les années 1960, font de Montréal un centre du hard-edge et du colour-field. La peinture plasticienne émerge en même temps que la « post-painterly abstraction » à Toronto et aux États-Unis, et les deux mouvements ont en commun des traits stylistiques majeurs. Toutefois, dans leur mode de compréhension de l’espace pictural et de la participation du spectateur, Gaucher et ses camarades montréalais sont fondamentalement différents.

 

 

Gaucher et les post-plasticiens

Art Canada Institute, cover of the Plasticien manifesto
Page couverture du Manifeste des Plasticiens.

Quand sa peinture arrive à maturité au milieu des années 1960, Gaucher prend part depuis peu au mouvement plasticien de Montréal. Toutefois, l’histoire des plasticiens a connu une évolution qui se divise utilement en trois phases. C’est au début de la dernière de ces phases, qu’on peut appeler post-plasticienne, que Gaucher entre en scène.

 

Le mouvement plasticien attire d’abord l’attention en 1955 quand un groupe de jeunes peintres — Jauran (Rodolphe de Repentigny) (1928-1959), Louis Belzile (né en 1929), Jean-Paul Jérôme (1928-2004) et Fernand Toupin (1930-2009) — exposent ensemble et publient leur Manifeste des Plasticiens. Ces quatre artistes, les « premiers » plasticiens, cherchent à rejeter les techniques spontanées de leurs prédécesseurs automatistes, car ils contestent la manière libre et le style gestuel par une géométrie plus impersonnelle. Toutefois, en 1956, les soi-disant seconds plasticiens, Guido Molinari (1933-2004) et Claude Tousignant (né en 1932), accusent les premiers plasticiens d’être timides, vieillots et européens, et les remettent en cause par une géométrie clarifiée dont la rigueur, la planéité et l’échelle sont encore plus grandes.

 

Art Canada Institute, Guido Molinari, Rhythmic Mutation Bi-Yellow, 1965
Guido Molinari, Mutation rythmique bi-jaune, 1965, acrylique sur toile, 152 × 122 cm, Musée d’art de Joliette, © Succession Guido Molinari / SODRAC (2015).
Art Canada Institute, Guido Molinari, Untitled, 1967
Guido Molinari, Sans titre, 1967, acrylique sur toile, 198,1 x 160 cm, © Succession Guido Molinari / SODRAC (2015).

 

Art Canada Institute, Claude Tousignant, Chromatic Accelerator, 1968
Claude Tousignant, Accélérateur chromatique, 1968, acrylique sur toile, 243,8 cm (diam.), Musée d’art contemporain de Montréal.

D’autres adeptes de la peinture géométrique, dont certains des premiers plasticiens, grossiront les rangs des seconds plasticiens. Mais leur géométrie hard-edge, telle qu’ils la pratiquent durant le reste des années 1950, conserve un caractère européen rétrospectif. Dans la tradition du travail d’avant-guerre de Piet Mondrian (1872-1944), ils construisent leurs tableaux en pondérant les parties structurelles en quête d’une composition équilibrée. Toutefois, au début des années 1960, Molinari, avec ses peintures à bandes verticales, et Tousignant, avec ses cibles, affirment leur propre style et leur travail entre dans une phase post-plasticienne. Avec ces tableaux, ils rejettent les principes de composition formelle des années 1950 — la recherche d’un ordre et d’un équilibre intrinsèques — pour s’adonner à de nouveaux modes chromatiques dynamiques qui suscitent la participation active du spectateur.

 

C’est au sein de ces développements stylistiques de la phase post-plasticienne, telle qu’elle évolue durant les années 1960, qu’il faut comprendre le travail de Gaucher. Pour des raisons personnelles, Gaucher se sépare de Molinari et Tousignant. Quand il fait son entrée sur la scène montréalaise, c’est en post-plasticien à part entière avec sa série d’estampes de 1963, En hommage à Webern, suivie deux ans plus tard par sa série picturale des Danses carrées.

 

 

Yves Gaucher et la « post-painterly abstraction »

Gaucher et ses camarades post-plasticiens montréalais émergent parallèlement à la « post-painterly abstraction », cette expression inventée au début des années 1960 par le critique américain Clement Greenberg, pour décrire la nouvelle peinture abstraite d’artistes inspirés par Henri Matisse (1869-1954), tels Morris Louis (1912-1962) et Kenneth Noland (1924-2010) à Washington, Jack Bush (1909-1977) à Toronto, et Kenneth Lochhead (1926-2006) à Regina. Les artistes des deux mouvements sont, en pratique, « post-picturaux » — c’est-à-dire qu’ils rejettent l’empâtement et la gestuelle personnelle en faveur d’une application anonyme de la peinture en couches minces.

 

Art Canada Institute, Jack Bush, Sea Deep, 1965
Jack Bush, Profondeur marine, 1965, huile sur toile, 223,4 x 145 cm, Musée des beaux-arts de Montréal, © Succession Jack Bush / SODRAC (2015) .
Art Canada Institute, Kenneth Noland, C, 1964
Kenneth Noland, C, 1964, acrylique sur toile, 177,2 x 177,2 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, © Kenneth Noland / SODRAC (2015).

 

Les adeptes de la « post-painterly abstraction » délaient tellement la peinture qu’ils l’imprègnent dans la trame de leurs toiles brutes, laissant fuir les couleurs et les contours devenir flous. En revanche, les Montréalais appliquent leurs plans colorés avec un rouleau sur des toiles apprêtées, conservant les arêtes bien droites et bien nettes. De fait, le critère esthétique qu’utilise Greenberg pour sélectionner les artistes de son exposition de 1964, Post Painterly Abstraction, inaugurée à Los Angeles et clôturée à Toronto, exclut le travail des peintres montréalais.

 

Malgré tout, les post-plasticiens montréalais ont déjà trouvé leurs voies indépendantes au moment où la peinture hard-edge et le colour-field en général deviennent le sujet de débats internationaux, même si largement new-yorkais. Ces débats portent inévitablement sur les enjeux critiques proposés par Greenberg, dans son exposition de 1964, et par William Seitz dans The Responsive Eye, son exposition d’art optique présentée en 1965 au Museum of Modern Art.

 

Art Canada Institute, “Optical Art: Pending or Ending?” by Sidney Tillim, in Arts Magazine, January 1965 
« Optical Art: Pending or Ending? », de Sidney Tillim, dans Arts Magazine (janvier 1965).
Art Canada Institute, cover of catalogue for The Responsive Eye
Catalogue de l’exposition, The Responsive Eye, du Museum of Modern Art, New York, 1965.

En prévision de The Responsive Eye, le critique new-yorkais, Sidney Tillim tente, dans le numéro de janvier 1965 d’Arts Magazine, de discerner un certain ordre au sein de toute cette peinture hard-edge et la divise en deux catégories : la peinture de type européen et celle de type américain. Il juge vieillot le premier type, dont la plus grande partie de l’art optique, car il dépend trop du cubisme d’avant-guerre. Pour Tillim, l’avenir appartient à la peinture de type américain qui, avec ses sources dans l’expressionnisme abstrait, a ouvert ses compositions aux vastes aplats monochromes.

 

Au début de 1965, Gaucher — contrairement à Guido Molinari (1933-2004) et Claude Tousignant (né en 1932), qui avaient déjà présenté d’importantes expositions à New York — n’a pas fait progresser suffisamment sa peinture pour faire partie de la thèse de Tillim. Toutefois, dans la foulée de The Responsive Eye, Gaucher, avec Molinari et Tousignant, devient presque immédiatement un participant régulier des expositions d’op art aux États-Unis, de sorte que les distinctions critiques entre peinture européenne et américaine de Tillim s’appliquent avec autant de pertinence — ou d’impertinence — aux trois artistes de Montréal.

 

La place des Montréalais dans ce schéma échappe à Tillim et à la plupart des critiques de New York, dont le goût artistique est en grande partie inféodé à celui de Greenberg. Les Canadiens font des tableaux de taille américaine, mais préfèrent la couleur pure non modulée comme Crépuscule, calme, signaux, 1966, de Gaucher. Mais leurs arêtes sont nettes à la manière européenne, voire tranchantes comparativement aux nouvelles bordures adoucies des Américains, qui laissent les zones de couleur ainsi définies émaner avec une aisance qui rappelle Matisse. En revanche, les plans colorés des Canadiens sont si tendus et si accolés qu’on ne perçoit pas tant leur caractère individuel que leur relation, et la mutation de leurs couleurs sous le regard mobile.

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, Dusk, Calm, Signals, 1966
Yves Gaucher, Crépuscule, calme, signaux, 1966, acrylique sur toile, 101,5 x 203 cm, Galerie Simon Blais, Montréal, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

 

Bref, s’il s’agit d’esthétique de la couleur dans le nouveau « hard-edge » de New York, à Montréal, il s’agit de la dynamique des couleurs. À cet égard, il est intéressant de noter que la deuxième exposition individuelle de Gaucher à la Martha Jackson Gallery de New York en septembre 1966 sera également sa dernière, car Martha Jackson considère alors que son travail s’écarte trop des courants en vogue à New-York.

 

C’est la rigueur stylistique des Montréalais qui incite Sidney Tillim et d’autres critiques américains à rejeter leur peinture jugée mécanique, vide de subjectivité et fondamentalement dépourvue de plaisir sensuel. Les Montréalais eux-mêmes refusent de voir qualifier leur travail d’art optique, car leur compréhension de leurs propres ambitions est beaucoup plus vaste, la dynamique chromatique étant pour eux un outil pour plonger les spectateurs dans le flux constant de l’expérience humaine. Leur art, soutiennent-ils, est un mode d’exploration du monde plus profond que la peinture traditionnelle, car il peut incarner les structures sous-jacentes de la vie quotidienne.

 

Les post-plasticiens de Montréal construisent donc leurs tableaux comme des champs d’énergie fonctionnant selon la réalité objective des lois de la couleur et de la perception, leur activité comme une métaphore concentrée des rythmes de la vraie vie. Ainsi, les interactions chromatiques et rythmiques rigoureusement construites d’une peinture comme Raga bleu de Gaucher visent à concentrer chez les spectateurs un ensemble de réactions spécifiques, des moments de conscience intensifiée des qualités existentielles de la vie, qui, autrement, sont dissipés par les distractions quotidiennes.

 

Art Canada Institute, Yves Gaucher, Blue Raga, 1967
Yves Gaucher, Raga bleu, 1967, acrylique sur toile, 122 x 122 cm, Musée d’art contemporain de Montréal, © Succession Yves Gaucher / SODRAC (2015).

 

Si Guido Molinari et Claude Tousignant entreprennent leur peinture à partir d’un monde en grande partie séculier, Yves Gaucher ajoute quelque chose au mélange des styles hard-edge de Montréal : non pas techniquement comme tel, mais dans son élan vers le domaine de l’expérience spirituelle, une qualité à laquelle il parvient pour la première fois parfaitement dans ses Tableaux gris, qu’il commence en 1967.

 

 

Yves Gaucher comme artiste nord-américain

Art Canada Institute, Piet Mondrian, Victory Boogie Woogie, 1942–44
Piet Mondrian, Victory Boogie Woogie, 1942-1944, huile et papier sur toile, 127 x 127 cm, Gemeentemuseum, La Haye.

Gaucher, comme ses camarades artistes montréalais, et comme tout autre peintre abstrait « post-painterly abstraction », n’a aucune gêne à se voir au premier plan des progrès modernistes. Toutefois, pour des raisons géographiques et historiques, tous les Montréalais se réclament d’une lignée descendante moderniste qui, de manière importante, mais essentielle, diffère de celle des New-Yorkais.

 

Évidemment, Gaucher compte parmi ses influences Mark Rothko (1903-1970) et Barnett Newman (1905-1970), mais également Josef Albers (1888-1976) et Piet Mondrian (1872-1944), surtout le Mondrian new-yorkais des peintures Boogie Woogie. Durant sa première visite à Paris en 1962, en voyant le travail des peintres américains contemporains comme Rothko, Jasper Johns (né en 1930) et Morris Louis (1912-1962) dans un contexte européen, il se rend compte que Paris n’est plus la source de l’art avancé. S’il est francophone, Gaucher est un francophone nord-américain. Et si ses camarades artistes et lui ne sont pas des peintres de type américain conformes aux règles du goût new-yorkais, ils sont, d’un point de vue européen, clairement des peintres de type nord-américain.

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