L’ampleur et la portée de la production photographique de Notman sont sans précédent dans le Canada du dix-neuvième siècle, voire même en comparaison des développements dans les centres internationaux, tels Londres et Paris. Notman est extrêmement prolifique et nous a laissé de riches et dynamiques témoignages visuels du Canada anglophone durant une période cruciale de son histoire.

 

 

La photographie en tant qu’art

Sur la petite plaque de cuivre à l’extérieur de la porte du studio, on lisait, « William Notman, artiste photographique ». De nos jours, on y voit un qualificatif évident, mais le potentiel artistique d’un procédé mécanique comme la photographie était au cœur de bien des débats au dix-neuvième siècle. Plusieurs se demandent alors comment il est possible de considérer quelqu’un qui pointe une machine, clique sur un bouton et enregistre la nature, dans le même groupe de génies créateurs que les peintres qui font appel à leur imagination pour créer des images de leurs propres mains.

 

Au dix-neuvième siècle, les portraits et les paysages, comme Chutes de la Chaudière, 1870, de Notman, sont très populaires et les deux tirent parti du type de vraisemblance que donne la photographie. La renommée de ces genres contribue donc à la notoriété instantanée du nouveau procédé. En outre, Notman fait tout ce qu’il peut pour démontrer que la photographie n’est pas une activité passive. Son studio est un laboratoire d’innovations techniques et il en rend compte dans des articles de revues, notamment dans l’influent Philadelphia Photographer. Il soumet ses photos à des périodiques tant photographiques qu’artistiques; ses photos font souvent l’objet de comptes rendus, y compris des mentions de ses projets de photographie industrielle et de paysages plus difficiles et compliqués. Il participe à des expositions de photographies locales et internationales, méritant prix et accolades. Ses efforts font mieux connaître la photographie et rehaussent sa qualité au Canada et à l’étranger. En même temps, ils sont essentiels au succès de son entreprise.

 

Art Canada Institute, William Notman, Photography: Things You Ought to Know, after 1867
Pages 4 et 5 du livret, Photography: Things You Ought to Know, de William Notman, après 1867, encre et texte imprimé, 9,3 x 6,4 cm, Musée McCord. Notman écrit souvent des articles et des brochures sur la photographie pour mettre en valeur son caractère artistique.

 

L’héritage artistique de Notman a connu des hauts et des bas. Sa renommée, comme celle de plusieurs artistes victoriens, s’estompe durant la première moitié du vingtième siècle quand s’affirme le modernisme. À l’époque, de rares musées, s’il y en a, collectionnent la photographie. Quand il y a réimpression ou exposition des photographies de Notman, c’est en raison de leurs sujets et non comme exemples de son travail de création. L’intérêt pour la photographie en tant qu’art commence à croître au milieu du vingtième siècle. En 1951, le prolifique historien québécois, Gérard Morisset, écrit un article de magazine sur les pionniers de la photo canadienne, dans lequel Notman occupe une place importante. En 1955, le célèbre conservateur et historien de la photographie américaine, Beaumont Newhall, cite l’article de Morisset quand il proclame Notman, « le premier photographe de renommée internationale du Canada.

 

En 1956, un consortium, réunissant la Maxwell Cummings Family Foundation, Empire Universal Films et le magazine Maclean’s, achète les archives d’épreuves et de négatifs Notman de l’Associated Screen News (qui les avaient achetés après la fermeture de l’entreprise en 1935) et en fait don à l’Université McGill. C’est le Musée McCord, alors géré par l’université, qui les conserve. Peu après, Maclean’s publie une série d’articles élogieux et très bien illustrés sur Notman, attirant l’attention de toute une nouvelle génération sur sa carrière.  

 

Art Canada Institute, MacLean's cover story on William Notman, 1956
Le 24 novembre 1956, le Maclean’s consacre son article-vedette à William Notman et fait ainsi connaître son travail à une toute nouvelle génération.

 

En tant qu’archives historiques, la valeur des photos de Notman est indiscutable, mais leur place en histoire de l’art ne fait pas consensus. Newhall écrit avec admiration sur ses innovations techniques, surtout la recréation de scènes hivernales en studio. Il souligne que ces scènes de genre sont à l’origine de la notoriété internationale de Notman à son époque, mais qu’en 1955, elles sont prisée pour leur valeur documentaire « comme témoignage d’une période révolue et de coutumes en voie de disparition. » En 1965, Ralph Greenhill, un collectionneur, photographe et historien amateur, publie Early Photography in Canada, un livre complexe sur l’histoire de la photographie au Canada. Influencé par l’esthétique moderniste et formaliste alors en vogue, Greenhill trouve difficile d’apprécier les photographies de Notman.

 

Greenhill dit du photographe « qu’il tend à promouvoir certaines des pires caractéristiques de la photographie victorienne — les scènes de studio et les composites. » Ce sont justement les secteurs clés où Notman s’est efforcé d’innover et de faire croître son entreprise. À l’époque, les résultats ne suscitaient que des éloges. Greenhill ne s’excuse pas de mépriser le goût victorien en photographie et de n’y porter aucun intérêt. On l’entend presque grincer des dents quand il écrit sur les composites : « Les résultats étaient artificiels et la plupart étaient de très mauvaises images. » Même dans le genre des portraits de studio, Greenhill trouve le travail de Notman médiocre, surtout en comparaison des portraits de studio plus minimalistes de son contemporain de Montréal, Alexander Henderson (1831-1913). Greenhill juge que les portraits de Notman, « portés sur les accessoires, les étoffes et les arrière-plans artificiels, paraissent fades et conventionnels, même si les meilleurs d’entre eux possèdent bien un charme d’époque. »

 

En 1965, le Musée McCord engage Stanley Triggs à titre de conservateur des archives Notman. Photographe diplômé en beaux-arts et anthropologie de l’Université de Colombie-Britannique, il occupera le poste durant vingt-huit ans, ne ménageant aucun effort pour organiser les vaste archives Notman, qui comprennent des livres de compte, des albums, de l’équipement, des documents éphémères et plus de 400 000 épreuves et négatifs. Dans de multiples livres, catalogues d’exposition et essais, Triggs publie ses recherches sur la vie de Notman, le fonctionnement de son entreprise et la portée de ses photographies. Comme il se doit de quelqu’un qui est engagé pour représenter les archives Notman, Triggs fait une évaluation de l’œuvre de Notman qui s’avère beaucoup plus perspicace et généreuse que celle de Greenhill.

 

 

Qui a fait cette photo?

Tant Greenhill que Triggs soulèvent un point important sur les photographies de William Notman. Bien que le nom « William Notman » soit estampillé sur des milliers de photographies, il est difficile de penser qu’il a vraiment fait toutes ces images. Dans les studios de photographie, la règle habituelle était d’estampiller le dos de l’image du nom du studio plutôt que du photographe. Quelques années après la fondation du studio de Montréal, Notman compte déjà des assistants qui le secondent et prennent des photos. Dans certains cas, il existe des témoignages des activités de Notman et, dans ses écrits, il évoque souvent des projets particuliers dont il s’est occupé personnellement.

 

Art Canada Institute, William Notman, Notman & Fraser Photograph Studio, 1868
William Notman, Studio photographique de Notman & Fraser, Toronto, 1868, sels d’argent sur papier monté sur papier, papier albuminé, 17,8 x 12,7 cm,
Musée McCord.
Art Canada Institute, William Notman, Adolphe Vogt, John Fraser and Henry Sandham, Notman Staff, 1868
William Notman, Adolphe Vogt, John Fraser et Henry Sandham, employés de Notman, Montréal, 1868, sels d’argent sur papier monté sur papier, papier albuminé, 17,8 x 12,7 cm, Musée McCord.

 

Greenhill est conscient de la difficulté d’établir l’auteur des photos individuelles, une autre raison de ne pas prendre Notman au sérieux comme artiste; toutefois, Triggs voit le problème différemment. Il conclut que Notman a formé personnellement tous les photographes qui travaillent pour lui. Il soutient que Notman possède bien un style artistique caractéristique qui unifie son travail de photographe, mais qu’il a plutôt créé un « style maison » pour le studio plutôt qu’un style personnel. Contrairement à Greenhill, Triggs qualifie ce style de puissant et direct, sans « éléments redondants ou étrangers au sujet. » En outre, il soutient que « toute la surface de l’image sert efficacement à raconter l’histoire de manière dramatique et décrit le sujet. »

 

En fin de compte, il semble contre-productif d’essayer de lier le travail incroyablement varié de Notman à une esthétique particulière. Aussi tentant que cela puisse être, le concept de style maison doit être appliqué avec beaucoup de générosité pour englober plusieurs des portraits ou paysages touristiques victoriens trop élaborés, trouvés parmi les images attribuées à Notman et à son studio. Ce dernier a sans doute ses préférences esthétiques personnelles, mais elles pâlissent en comparaison de l’impressionnante flexibilité esthétique dont il fait montre dans la variété des sujets et au fil de sa carrière. Cette souplesse est particulièrement précieuse puisque ses œuvres sont souvent imaginées et commandées par ses clients. Sa capacité de faire preuve de créativité quand il travaille selon différents paramètres pour réaliser des photographies mémorables dans plusieurs genres est l’un des aspects les plus significatifs de son œuvre.

 

Art Canada Institute, William Notman, Master Hugh Allen, 1867
William Notman, Monsieur Hugh Allan, Montréal, 1867, photographie peinte, sels d’argent, aquarelle sur carton, papier albuminé, 69 x 52 cm, Musée McCord. Ce portrait peint à la main illustre toute la maîtrise plastique et la souplesse de Notman.

 

 

La photographie comme rencontre sociale

De plus en plus, les spécialistes et les historiens de la photographie en viennent à considérer les photos comme les produits de rencontres sociales souvent complexes, plutôt que le produit des choix spécifiques du photographe. Voilà une façon vraiment utile de penser au travail de Notman. Examiner avec du recul le milieu plus vaste dans lequel il fonctionne nous permet de prendre au sérieux le contexte commercial dans lequel il travaille, souvent en collaboration. La plupart des images qu’il fait sont des commandes et leur aspect final est nécessairement le fruit de négociations avec son client. Ainsi, les modèles des portraits sont manifestement des participants toujours présents qui prennent part au processus de réalisation de l’image.

 

Notman sait mener des négociations en studio entre photographe et modèle, mais, dès le départ, il démontre aussi un extraordinaire élan et une habileté correspondante à créer des occasions de photographier. Conscient de l’attrait exercé par l’appartenance à des groupes bien en vue, il publicise et fait croître le domaine des portraits de classe, ainsi que les images d’associations athlétiques et autres indicateurs de la sociabilité et de la réussite bourgeoises. La création de composites lui permet d’exploiter à fond ce marché particulier.

 

Art Canada Institute, Notman/Topley Studio, Fancy Ball Given by the Governor General Lord Dufferin at Rideau Hall on February 23, 1876, 1876
Notman/Topley Studio, Bal masqué donné par le gouverneur général, lord Dufferin, à Rideau Hall, le 23 février 1876, Ottawa, 1876, photographie composite, Bibliothèque et Archives Canada. Pour créer cette photo, le partenaire de Notman à Ottawa, William James Topley, fait paraître une annonce afin de recruter des bénévoles qui poseront dans son studio en costume. Puis il agence plusieurs centaines de portraits individuels comme s’ils se trouvaient au bal à Rideau Hall.

 

Les photographies composites sont une solution créatrice à un problème pratique. La longueur du temps d’exposition requis par la lenteur des émulsions sur les plaques photographiques complique la création de photographies collectives intéressantes et agréables. Quelqu’un bougeait toujours ou bien tout le groupe semblait rigide à force d’être immobile. Photographier un groupe d’étudiants dans un cadre significatif comme une bibliothèque était encore plus difficile, compte tenu du faible éclairage des immeubles victoriens. À compter de 1864, pour les images de groupe, Notman commence à photographier les modèles séparément dans son studio. Ces portraits sont alors imprimés et découpés par le service artistique avant d’être collés sur une photographie plus grande ou un arrière-plan peint. Le collage terminé est alors photographié pour créer l’image finale. Notman n’a pas inventé cette technique, pas plus qu’il ne l’a introduite à Montréal, mais son équipe d’artistes et lui la perfectionnent avec une ingéniosité qui enthousiasme ses clients, développe de nouveaux publics et le rend célèbre.

 

Pour Notman, la composite est simplement une des façons d’offrir à ses clients une expérience presque théâtrale. Il crée avec soin les studios les plus élégants et les plus en vogue, et annonce les séances de pose comme des événements spéciaux. À leur tour, les modèles participent pleinement à l’expérience et se présentent souvent dans leurs plus beaux atours, laissant aux historiens d’impressionnantes archives de la mode victorienne au Canada.

 

Art Canada Institute, William Notman, John A. MacDonald, Politician, 1863
William Notman, John A. Macdonald, politicien, Montréal, 1863, plaque de verre au collodion humide, 12,7 x 10,2 cm, Musée McCord. Le premier premier ministre du Canada compte parmi les clients bien en vue de Notman.
Art Canada Institute, William Notman & Son, Sitting Bull, 1885
William Notman & Son, Sitting Bull, Montréal, 1885, plaque sèche à la gélatine,
17 x 12 cm, Musée McCord.

 

Bien sûr, Notman est un peu directeur de mode et chroniqueur. Dans son guide pratique de 1870 à l’intention de ses clients, Photography: Things You Ought to Know, il conseille, « Les meilleures étoffes et celles qui donnent l’aspect le plus riche sont les soies, les satins, les reps et les tissus mi-lin […] Les damiers sombres et les plaids ressortent nettement, parfois trop car ils constituent une masse trop importante dans la photographie. Les écharpes en dentelle, les capes entr’ouvertes, les châles, etc., contribuent largement à créer de gracieuses lignes fluides. »

 

Si la photographie est le moyen d’expression de Notman, on ne peut limiter son importance à celle de photographe. Il est aussi un visionnaire, un facilitateur et le créateur d’une marque. Il bâtit des équipes. La clé de son succès est sa capacité à bien choisir ses employés, qu’il s’agisse d’opérateurs photographiques (comme on les appelait), ou ceux qui veillent à ce que l’expérience du studio soit aussi luxueuse que possible, ou les artistes qui rehaussent les épreuves photographiques d’une touche unique. Il encourage le progrès technologique et s’assure que tout ce qu’il fait est largement publicisé. Ces compétences variées ne correspondent pas au modèle de l’artiste comme génie isolé, mais on les retrouve chez des figures modernes comme Andy Warhol (1928-1987) et Damien Hirst (né en 1965).

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