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Agnes Martin (1912-2004) est surtout connue pour ses grilles de format carré, dont les lignes au crayon et les bandes de couleurs font subtilement naître divers états émotifs. Les œuvres de cette grande artiste de l’abstraction américaine de l’après-guerre se retrouvent dans les collections et les expositions de musées d’art moderne et contemporain du monde entier. Née au Canada où elle a grandi, elle s’est installée aux États-Unis à l’âge de 20 ans, et s’est elle-même reconnue dans le mouvement de l’expressionnisme abstrait américain. La réputation de « peintre des peintres » dont elle a longtemps joui dans le milieu artistique s’étend désormais au sein d’une culture plus vaste. Certains aspects de la vie de Martin — sa famille au Canada, sa sexualité et ses troubles de santé mentale — sont restés obscurs jusqu’à récemment. Mais ce que l’on peut tenir pour certain, c’est qu’au cours de sa longue vie parfois ponctuée de périodes d’errance et d’extrême pauvreté, Martin a produit l’un des corpus les plus rigoureux, les plus touchants et les plus cohérents du vingtième siècle.

 

 

Années de jeunesse

Vue sur la rue Main, Macklin, Saskatchewan, 1912, photographe inconnu.

Agnes Bernice Martin naît à Macklin, en Saskatchewan, le 22 mars 1912. « Mes grands-parents des deux côtés de la famille venaient d’Écosse, et ils ont parcouru les Prairies à bord de wagons couverts », explique-t-elle en 1989, lors d’une entrevue pour les Archives de l’art américain. « Mes parents étaient aussi des pionniers; ils ont cultivé une concession dans le nord de la Saskatchewan, mais mon père gérait en plus un élévateur à grains et une scierie. » Au tournant du vingtième siècle, les régions rurales de la Saskatchewan connaissent un afflux de colons européens. Comme de nombreux pionniers, les Martin sont de descendance écossaise presbytérienne. Les deux branches de la famille ont immigré au Canada vers 1875, s’installant d’abord à Mount Forest, en Ontario, avant de partir pour les Prairies.

 

Le père d’Agnes Martin, Malcolm Martin, s’établit à Macklin en 1908 sur une terre qu’il a obtenue du gouvernement après avoir participé à la guerre des Boers en Afrique du Sud. En avril 1902, il a rejoint à 28 ans le 5e bataillon canadien de fusiliers à cheval, à Portage la Prairie, au Manitoba; toujours célibataire, il inscrit à sa feuille d’engagement qu’il exerce la profession d’« acheteur de céréales ». On ne sait pas dans quelle mesure Malcolm Martin a pris part aux affrontements en Afrique du Sud, car les hostilités ont cessé un mois après son enrôlement. Il meurt en juin 1914, alors que Martin n’a que deux ans. Sa mère Margaret est la fille d’un dénommé Robert Kinnon habitant à Lumsden, en Saskatchewan. La grand-mère maternelle de Martin est morte quand elle avait à peine un an, mais son grand-père Kinnon a vécu jusqu’en 1936. Comme elle le confie à Benita Eisler au cours d’une entrevue pour le New Yorker’s : « Il ne me parlait pas, et pourtant il a eu sur moi une influence énorme ». Lors d’une autre entrevue donnée en 1996, elle précise sa pensée : « [Il] croyait que Dieu veillait sur les enfants. Et qu’il n’avait pas à s’en mêler. En tout cas, cela assurait une bonne vie, je peux vous le dire. Liberté ». 

 

Agnes Martin tenant un chat, avec sa sœur Maribel et ses frères Malcolm Jr. et Ronald, années 1920, photographe inconnu, collection des archives de la famille Martin.

Agnes est la troisième de sa fratrie, composée de Ronald, Maribel et Malcolm Jr. Les Martin déménagent à plusieurs reprises entre 1914, année du décès de Malcolm père, et 1918, année marquant la fin de la Première Guerre mondiale. Ils quittent la ferme de Macklin pour séjourner à Lumsden et à Swift Current, en Saskatchewan, puis à Calgary, en Alberta. À la fin de la guerre, ils ont cheminé jusqu’à Vancouver, en Colombie-Britannique, où leur mère Margaret subvient aux besoins de la famille en rénovant et en vendant des maisons. Ils vivent sur la rue Nelson dans le quartier West End de Vancouver. Martin se sent négligée par sa mère, elle témoigne : « Elle me détestait, mon Dieu qu’elle me détestait. Elle ne supportait pas de me regarder ou de me parler. » Martin fréquente la Dawson Public School, puis la King George Secondary School. Son grand-père finit par déménager à Victoria sur l’île de Vancouver, de l’autre côté du détroit de Georgia, à une centaine de kilomètres de Vancouver, où elle lui rend visite. 

 

Vancouver connaît une période d’effervescence culturelle alors que Martin traverse l’adolescence et ses premières années de vie adulte. De 1921 à 1931, la British Columbia Art League a tenu une galerie d’art qui a présenté des expositions régulières, dont une du Groupe des Sept en 1928. Elle a été remplacée par la Vancouver Art Gallery en 1931. La Vancouver School of Decorative and Applied Arts ouvre ses portes en 1925, et des professeurs influents tels Jock Macdonald (1897-1960) et F. H. Varley (1881-1969) commencent à y enseigner en 1926. À Victoria, le grand-père de Martin habite à une courte distance de marche — de l’autre côté de Beacon Hill Park — de l’illustre peintre canadienne Emily Carr. On ne sait combien Martin a été exposée à la scène artistique florissante de la côte Ouest. Le seul souvenir dont elle a fait mention publiquement est d’avoir copié des cartes postales de toiles célèbres lorsqu’elle était étudiante.

 

Frederick Horsman Varley, Self-Portrait (Autoportrait), 1919, huile sur toile, 60,5 x 51 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Emily Carr avec ses animaux de compagnie, dans le jardin de sa résidence au 646, rue Simcoe, Victoria, 1918, photographe inconnu, Royal BC Museum and Archives, Victoria, Colombie-Britannique.

 

À Vancouver, Martin cultive un amour pour le plein air — randonnée, camping et surtout natation — qui l’a animée sa vie durant. Elle a sans doute commencé à nager lors de son passage à la King George Secondary School où elle s’est s’exercée avec l’entraîneur canadien réputé, Percy Norman (1904-1957). Comme elle le précise à Benita Eisler, bien qu’elle remporte les essais olympiques canadiens de 1928, elle n’a pas les moyens de participer aux Jeux d’Amsterdam. Elle renouvellera la tentative en 1932, mais cette fois, ainsi que le révèlent les avis publiés dans le Vancouver Sun et le Saskatoon StarPhoenix en juillet de la même année, elle se classe quatrième aux épreuves de qualification du 400 mètres nage libre féminin, perdant de peu sa chance d’aller aux Jeux olympiques de Los Angeles.

 

Au cours de ces qualifications pour les Jeux de 1932, Martin habite une partie de l’année à Bellingham, dans l’État de Washington, avec sa sœur Maribel : « Ma sœur a épousé un Américain, elle est tombée malade et je suis allée m’occuper d’elle. Là, j’ai remarqué la différence entre les Américains et les Canadiens, et j’ai décidé que je voulais vivre en Amérique, pas seulement pour aller au collège, mais pour devenir une Américaine. » La manière dont les Américains appréhendent l’indépendance et la liberté séduit Martin, son expérience canadienne de ces concepts étant très différente. Bien qu’elle ait obtenu son diplôme de la King George Secondary School à Vancouver en 1929, elle s’inscrit à la Whatcom High School de Bellingham en 1932 afin d’être admise à la Washington State Normal School, qu’elle fréquentera de 1933 à 1937. Martin s’illustre par son excellence sportive à Bellingham. Elle joue au baseball, au volleyball, au basketball et au tennis, et organise des activités sportives et sociales.

 

Mildred Kane et Agnes Martin jouant au cribbage dans le chalet d’été de Kane, Elk Lake, Oregon, années 1940, photographe inconnu.
Page couverture de Klipsun, la publication annuelle des finissants de la Washington State Normal School, 1936, avec une photographie d’Agnes Martin (détail) à la page 33, collections spéciales, ressources patrimoniales, bibliothèques Western, Université Western Washington, Bellingham, Washington.

 

Après avoir obtenu un visa d’étudiant, Martin devient résidente permanente des États-Unis le 27 août 1936 et passe la frontière à l’Arche de la Paix à Surrey, en Colombie-Britannique. « Je ne pouvais pas m’établir aux États-Unis à moins d’avoir une profession, explique-t-elle plus tard, et il m’a semblé que la profession que je pouvais le plus facilement acquérir était celle d’enseignante. » Au cours de ses études à la Normal School, Martin fait la connaissance de Mildred Kane, une figure particulièrement influente dans les premières années de sa vie adulte. La relation entre les deux femmes — décrite comme tantôt amoureuse, tantôt platonique — a duré jusqu’au milieu des années 1950. Kane encourage Martin dans sa carrière d’artiste, lui apportant un soutien affectif et parfois aussi financier. Martin termine ses études en juin 1937 et obtient son certificat d’enseignante, en dépit de quoi la recherche d’un emploi stable est ardue en ces années de Dépression. Au cours des quatre années suivantes, elle a enseigné dans trois écoles rurales de l’État de Washington et a même travaillé pour le gouvernement canadien comme agente de liaison avec l’industrie forestière.

 

 

Aspirations artistiques

Arshile Gorky, Khorkom, v.1938, huile sur toile, 101,6 x 132,1 cm, collection privée.
Joan Miró, Portrait of Mistress Mills in 1750 (Portrait de Maîtresse Mills en 1750), 1929, huile sur toile, 116,7 x 89,6 cm, Museum of Modern Art, New York.

La difficulté à trouver un poste permanent décide Martin à suivre un programme de perfectionnement d’un an au Teachers College de l’Université de Columbia de New York, à l’automne 1941, pour faire de son certificat un baccalauréat en enseignement. Elle emménage avec Kane, qui entreprend un doctorat en éducation de la petite enfance. Leur séjour à New York coïncide avec l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Le frère de Martin, Malcolm Jr., a servi dans l’Aviation royale canadienne, postée en Angleterre et plus tard à Victoria, C.-B. Martin se vantait que Malcolm soit le « premier Canadien à s’enrôler ».

 

Son programme d’enseignement comporte, outre les cours de pédagogie, des ateliers dans lesquels elle apprend la confection de marionnettes, le lettrage, le dessin de figures humaines, et des techniques de dessin et de peinture. C’est à New York que Martin s’initie à l’art moderne et commence à envisager une carrière d’artiste. « Je me suis dit que s’il était possible d’être peintre et d’en vivre, alors j’aimerais être peintre. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à peindre. » L’historienne de l’art Christina Bryan Rosenberger estime probable que Martin ait vu des expositions d’Arshile Gorky (1904-1948), d’Adolph Gottlieb (1903-1974) et de Joan Miró (1893-1983) au cours de ses études au Teachers College. Durant ce qu’il reste des années de guerre, elle a poursuivi sa vie de nomade, enseignant tour à tour à Delmar, dans le Delaware, puis à Tacoma et à Bremerton, dans l’État de Washington. Aucun tableau de cette période n’a subsisté.

 

Les pérégrinations de Martin la font aboutir au Nouveau-Mexique en 1946, où à l’âge de 35 ans elle s’inscrit au programme de maîtrise en beaux-arts de l’Université du Nouveau-Mexique à Albuquerque. C’est la première formation professionnelle qu’elle a suivie pour devenir une artiste. « J’ai fréquenté les universités parce qu’on y trouve […] un atelier où travailler et qu’en général on peut y aller quand on veut », explique-t-elle en évoquant cette période de sa vie. « Et donc, je travaillais et mettais de l’argent de côté, puis j’allais à l’université et je prenais une année de congé pour peindre. C’était le moyen le plus rapide d’arriver à peindre. »

 

Martin est restée au Nouveau-Mexique de 1946 à 1951, et ses premières œuvres connues datent de ces années. En 1947, elle rejoint la Taos Summer Field School. Lors de l’exposition de clôture de l’école d’été, tenue à la Harwood Foundation, elle présente deux de ses aquarelles. Il s’agit sans doute de la première exposition à laquelle elle participe, et New Mexico Mountain Landscape, Taos (Paysage de montagne du Nouveau-Mexique, Taos), 1947, est peut-être l’une des œuvres qui y a été présentée. À la fin de ses études, en 1948, Martin est nommée à la faculté de l’université et produit plusieurs toiles à l’encaustique dans le cadre des cours qu’elle enseigne sur la peinture figurative. Citons notamment Portrait of Daphne Vaughn (Portrait de Daphne Vaughn), 1947 — un tableau flatteur de son amie Daphne Cowper, avec qui elle entretient une relation amoureuse pendant trois ans — et Self Portrait (Autoportrait), 1947, dont elle fait cadeau à sa mère à Vancouver. Martin maintient des liens avec sa famille tout au long de son séjour sur la côte nord-ouest du Pacifique et au Nouveau-Mexique; visitant en 1944 et encore en 1951, pour les funérailles de son jeune frère Malcolm. Aussi, elle passe au moins un Noël à la maison de sa mère, au début des années 1950.

 

Agnes Martin, Portrait of Daphne Vaughn (Portrait de Daphne Vaughn), v.1947, encaustique sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Peters Family Art Foundation, Santa Fe, Nouveau-Mexique. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin, Self-Portrait (Autoportrait), v.1947, encaustique sur toile, 66 x 49,5 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

Martin ne reste en poste qu’un an à l’Université du Nouveau-Mexique et, en 1948, elle opte pour un emploi mieux payé à la John Marshall School d’Albuquerque où elle enseigne auprès de jeunes délinquants. Cowper à ses côtés, elle construit une maison en adobe à Albuquerque avec l’aide de ses élèves — c’est la première d’une série de maisons dans ce type d’argile qu’elle a conçue au fil des ans. Elle obtient la citoyenneté américaine en 1950, puis se donne pour tâche de devenir une artiste américaine.

 

Agnes Martin au Nouveau-Mexique, années 1940, photographe inconnu.
Agnes Martin, Untitled [Landscape South of Santa Fe, N.M.] (Sans titre [Paysage au sud de Santa Fe, N.M.]), 1947, aquarelle et encre sur papier, 27,6 x 35,6 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

 

Nouvelle direction

À l’automne 1951, Martin entreprend ce qui sera sa dernière période de formation, une maîtrise en art moderne au Teachers College de l’Université Columbia à New York. Marquant sa découverte de l’expressionnisme abstrait et de la philosophie orientale, les dix mois passés à New York ont un puissant effet sur son développement artistique. Le mouvement de l’expressionnisme abstrait a complètement transformé le milieu de l’art new-yorkais depuis que Martin a quitté la ville en 1943. Son retentissement se fait sentir dans l’ensemble du collège, et c’est sans doute là que Martin a vécu sa première rencontre avec cette influence déterminante.

 

Martin a eu plusieurs occasions de voir les œuvres d’importants représentants du mouvement. Jackson Pollock (1912-1956) et Ad Reinhardt (1913-1967) exposent tous deux à la célèbre Betty Parsons Gallery durant cette période. En outre, Pollock, Mark Rothko (1903-1970) et Clyfford Still (1904-1980) font partie des artistes représentés dans l’exposition 15 Americans (15 Américains) du Museum of Modern Art, dont les dates recoupent celles du séjour de Martin à New York. C’est à cette époque que Martin commence à élaborer son propre style abstrait, comme en témoigne une aquarelle de 1952, Untitled (Sans titre), redevable au surréalisme par son procédé de dessin automatique. La fusion du surréalisme et du cubisme est souvent considérée comme la source de l’expressionnisme abstrait en Amérique. L’historienne de l’art Ellen G. Landau soutient que les artistes de ce courant aimaient à utiliser des « moyens personnels » tels l’automatisme et l’improvisation pour que leur travail « atteigne des significations universelles. »

 

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), 1952, aquarelle et encre sur papier, 29,9 x 45,3 cm, Museum of Modern Art, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

La seconde influence marquante à laquelle Martin est exposée lors de son passage à New York est celle de la philosophie orientale. Les conférences données par D. T. Suzuki (1870-1966) à Columbia en 1952 connaissent un vif succès et contribuent à faire découvrir le bouddhisme zen à maints artistes américains comme John Cage (1912-1992), Philip Guston (1913-1980) et Reinhardt, entre autres. On ne sait pas si Martin a assisté à ces conférences, mais son intérêt pour le zen a pu s’éveiller à ce moment-là. Elle lit le Tao Te Ching et pratique la méditation, ce qu’elle continuera à faire toute sa vie. Sa vision du monde prend forme avec l’apport du taoïsme, du bouddhisme zen et du christianisme. Elle déclare plus tard : « Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les anciens sages chinois comme Lao Tseu, et je cite la Bible parce qu’elle est si poétique, mais je ne suis pas chrétienne. » Les notions taoïstes d’effacement de l’égo et d’humilité sont perceptibles dans son travail et ont plus particulièrement influencé ses écrits. Martin quitte New York en 1952, son diplôme de maîtrise en main, transformée par l’expérience.

 

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), 1953, huile sur toile, 85,4 x 120,7 cm, Harwood Museum of Art, Taos, Nouveau-Mexique. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

Après un semestre passé à enseigner à La Grande, en Oregon, Martin retourne à Taos en 1953. Elle peint désormais dans un style nettement plus moderne qu’à son départ du Nouveau-Mexique en 1951. Son tableau The Expulsion of Adam and Eve from the Garden of Eden (L’expulsion d’Adam et d’Ève du jardin d’Eden), 1953, poursuit dans la veine surréaliste de Untitled (Sans titre), 1952, montrant la nouvelle direction que l’artiste donne à son art.

 

En 1954, Martin fait un court voyage à New York pour participer à un séminaire donné au Teachers College. Elle profite de l’occasion pour poser les premiers jalons de sa carrière professionnelle de peintre. Elle visite des galeries d’art, s’imprègne des tendances de l’heure, comme elle l’a fait en 1951, et prend contact avec Betty Parsons (1900-1982), bien connue dans le milieu pour avoir représenté la première génération de peintres expressionnistes abstraits. À la fin des années 1940 et au début des années 1950, Parsons a exposé les œuvres de Pollock, Rothko, Still et Barnett Newman (1905-1970). Elle encourage Martin à se consacrer à la peinture à plein temps.

 

Une fois rentrée à Taos, l’artiste envoie une demande d’aide financière à la Helene Wurlitzer Foundation. Elle y signale la promesse d’une exposition à la Betty Parsons Gallery, projet qui en réalité ne s’est concrétisé que quatre ans plus tard, et obtient une subvention mensuelle de quarante dollars qui lui permet de se concentrer sur sa peinture sans devoir enseigner. Martin commence à adopter une approche picturale nourrie de formes organiques, comme par exemple dans Untitled (Sans titre), 1955. Cette œuvre est caractéristique de ce qu’on a appelé sa période biomorphique. Cependant, elle n’est pas satisfaite de ses premiers essais de peinture abstraite, au sujet desquels elle confie :

 

J’ai travaillé vingt ans à devenir une peintre abstraite […] Je n’ai jamais voulu montrer mon travail. Je n’ai jamais voulu le vendre, parce que ce n’était pas ce que je voulais, et je savais que ce n’était pas ce que j’étais censée faire.

 

Malgré sa mauvaise opinion de cette période, ses œuvres biomorphiques lui valent de premiers succès sous la forme d’expositions muséales et de ventes. En 1955, elle participe à plusieurs expositions collectives tenues au Museum of Modern Art d’Albuquerque et à la galerie d’art du Museum of New Mexico ainsi que dans deux galeries commerciales de la région. La même année, la candidature de Martin est retenue pour une exposition en tandem avec Emma Lu Davis (1905-1988) à la galerie d’art du Museum of New Mexico. À la faveur d’une exposition organisée en 1956 à la Jonson Gallery d’Albuquerque, Martin s’associe au groupe des Taos Moderns. Les artistes Beatrice Mandelman (1912-1998), Louis Ribak (1902-1979), Edward Corbett (1919-1971) et Clay Spohn (1898-1977) se tiennent au courant des avancées de l’art américain grâce à leurs contacts à New York et San Francisco et représentent la frange la plus moderne des peintres actifs au Nouveau-Mexique à l’époque. En 1956, Martin vend une toile à Parsons, suivie d’une autre un an plus tard, quand Parsons propose une exposition solo à Martin, à sa galerie new-yorkaise.

 

Agnes Martin dans son atelier, v.1955, photographie de Mildred Tolbert, Harwood Museum of Art, Taos, Nouveau-Mexique. © Estate of Mildred Tolbert.
Justin Locke, Mandelman et Ribak, 1949, Beatrice Mandelman and Louis Ribak Pictorial Collection, Center for Southwest Research and Special Collections, Bibliothèques de l’Université du Nouveau-Mexique, Albuquerque, Nouveau-Mexique. Les artistes sont photographiés dans leur atelier de Taos, Nouveau-Mexique.

 


Succès et difficultés

Les dix années que Martin passe à New York entre 1957 et 1967 lui apportent de remarquables succès de carrière, mais la confrontent aussi à maintes difficultés personnelles. D’un côté, elle parvient enfin à se faire un nom comme peintre professionnelle, but qu’elle poursuit depuis le milieu des années 1940, et sa production artistique s’épanouit sur la scène new-yorkaise. De l’autre, la vie d’errance qu’elle connaît depuis son départ de Vancouver ne semble pas prête de s’arrêter et ses troubles de santé mentale, qui étaient sans doute présents avant le déménagement à New York, prennent un nouveau relief. 

 

De gauche à droite : Delphine Seyrig, Duncan Youngerman, Robert Clark, Ellsworth Kelly, Jack Youngerman et Agnes Martin sur le toit du 3-5 Coenties Slip, New York, 1958, photographie de Hans Namuth, Center for Creative Photography, Université de l’Arizona, Tucson, Arizona.
Agnes Martin et Ellsworth Kelly, rue Wall, 1958, photographie de Hans Namuth, Center for Creative Photography, Université de l’Arizona, Tucson, Arizona.

L’histoire de Martin à New York, avec toutes ses complications, débute avec Betty Parsons. Lorsque la galeriste offre de représenter l’artiste, c’est à la condition qu’elle revienne s’installer à New York. « Betty m’a acheté assez de tableaux pour que j’aie les moyens de partir, raconte Martin. Elle n’aurait pas exposé mes tableaux à moins que j’aille vivre à New York. » Parsons facilite également son accès au milieu de l’art new-yorkais. Par l’intermédiaire d’Ellsworth Kelly (1923-2015), un autre des artistes de Parsons, Martin trouve un loft à Coenties Slip, quartier de voileries et de magasins de fournitures de navire abandonnés formant un triangle de trois pâtés de maisons le long de la East River, à la pointe sud-est de Manhattan, et servant de refuge aux artistes. Outre Kelly, les résidents de Coenties Slip comptent Jack Youngerman (né en 1926), Robert Indiana (1928-2018), Lenore Tawney (1907-2007) et James Rosenquist (1933-2017)Jasper Johns (né en 1930) et Robert Rauschenberg (1925-2008) habitent à deux pas, rue Pearl.

 

Martin s’installe d’abord au 27 Coenties Slip, d’où elle a une vue dégagée sur les bateaux qui passent en contrebas, puis déménage deux ans plus tard au 3-5 Coenties Slip. Elle est si près du port qu’elle peut « voir les expressions sur les visages des marins ». Martin a résidé dans ce quartier ou ses environs jusqu’à la fin de son séjour en 1967 et elle conserve ensuite des liens étroits avec plusieurs des artistes qui y ont vécu. Une photographie de 1957, prise par Hans Namuth, montre Martin assise à son aise dans l’atelier de Kelly et une autre, datant de 1958, où elle est en promenade à vélo avec Kelly et Indiana. Elle noue également de solides amitiés féminines avec l’écrivaine Jill Johnston (1929-2010) et l’artiste Ann Wilson (née en 1935) ainsi qu’avec Tawney. Bien que ces relations soient très positives pour Martin, elle évoque également la solitude de cette période : « Chacun savait qu’il devait se mêler de ses affaires — même lorsqu’il ne peignait pas […], alors j’avais l’habitude d’aller au parc et au musée de Brooklyn. Comme le faisaient tous les artistes du Slip. Mais chacun de leur côté. » La période new-yorkaise de Martin est marquée par cette contradiction entre l’épanouissement professionnel et les difficultés personnelles.

 

Agnes Martin dans l’atelier d’Ellsworth Kelly, au 3-5 Coenties Slip, New York, 1957, photographie de Hans Namuth, Center for Creative Photography, Université de l’Arizona, Tucson, Arizona.
Lenore Tawney dans son atelier de Coenties Slip, New York, 1958, photographie de David Attie.

 

À l’époque où Martin s’affirme comme artiste à Coenties Slip, une autre communauté y est en plein essor. L’historien de l’art Jonathan Katz signale que dans les années 1960, Coenties Slip est « l’une des rares enclaves artistiques principalement queer en Amérique », avançant l’hypothèse d’une liaison entre Martin et Tawney durant cette période. Henry Martin, dont la biographie parue en 2018 est la première à traiter de façon approfondie les relations d’Agnes Martin avec les femmes, remet en question la suggestion abondamment reprise de Katz, et affirme plutôt que Betty Parsons ainsi qu’une artiste dénommée Chryssa étaient les amies de cœur de Martin à l’époque. Quel que soit le cas, Martin semble avoir laissé le milieu queer derrière elle en quittant New York en 1967. Malgré les relations significatives et durables qu’elle a nouées en Oregon, au Nouveau-Mexique et à New York, Martin n’a jamais explicitement reconnu son orientation sexuelle lors d’entrevues ou dans ses écrits. Elle a plutôt caché sa sexualité, souvent même à ses proches. Donald Woodman, un ami de Martin dans les années 1970 et 1980, par exemple, ne savait pas si elle était lesbienne.

 

Page couverture de la publication accompagnant l’exposition Agnes Martin Section 11 Exhibition (Exposition Agnes Martin à Section 11), Betty Parsons Gallery, New York, tenue du 29 décembre 1959 au 16 janvier 1960.

La première exposition de Martin à New York a lieu à Section Eleven — une extension de la Betty Parsons Gallery consacrée aux nouveaux talents — du 2 au 20 décembre 1958. Lorsque Martin se réinstalle à New York en 1957, les expressionnistes abstraits les plus réputés ont déjà quitté Parsons pour confier leurs œuvres à des marchands d’art plus prospères, à l’exception de Barnett Newman et Ad Reinhardt. Section Eleven est une initiative de Parsons visant à renouveler sa galerie en faisant découvrir des « peintres doués, mais encore inconnus ».

 

Malgré les succès artistiques qu’a récoltés Martin au Nouveau-Mexique, Parsons s’attribue le mérite de sa découverte. Un compte rendu de la deuxième exposition de Martin à la galerie Parsons, tenue en décembre 1959, la décrit avec dédain comme « une spécialiste de l’enseignement d’activités créatives pour enfants ». En revanche, la critique du New York Times Dore Ashton mentionne les antécédents néomexicains de l’artiste dans son compte rendu de l’exposition de 1958 : « Agnes Martin, dont le talent s’est affiné dans le désert du Nouveau-Mexique, expose ses huiles pour la première fois à New York. » Donnant le ton à la façon dont l’œuvre de Martin sera présentée tout au long de sa carrière, Ashton conclut son article en assimilant les tableaux de l’artiste « aux essences observées et profondément ressenties de la mesa, contrée où Mlle Martin a longtemps vécu ».

 

Durant cette période, outre la collaboration de Martin avec Betty Parsons, son association avec Ad Reinhardt et Barnett Newman constitue peut-être son lien le plus fort avec la génération d’expressionnistes abstraits américains dont le travail avait si profondément marqué la culture du Teacher’s College lorsqu’elle y était étudiante en 1951 et 1952. L’amitié de Reinhardt et Martin, qui a duré jusqu’à la mort du premier en 1967, a pu naître dès 1951 lorsque les Taos Moderns Edward Corbett et Clay Spohn ont invité Reinhardt à visiter Taos. Martin admire beaucoup ses tableaux. Reinhardt prône ce qu’il appelle la pureté dans l’abstraction et son influence sur Martin transparaît dans ses toiles épurées de 1957, notamment Desert Rain (Pluie dans le désert), qui rappelle son tableau Abstract Painting (Peinture abstraite) de la même année.

 

Ad Reinhardt, Abstract Painting (Peinture abstraite), 1957, huile sur toile, 274,3 x 101,5 cm, Museum of Modern Art, New York.

Agnes Martin, Desert Rain (Pluie dans le désert), 1957, huile sur toile, 63,5 x 63,5 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

 

En 1958, Martin fait connaissance avec Newman qui l’aide avec l’accrochage de sa première exposition à la Parsons Gallery; les deux artistes deviennent de proches amis. L’influence de Newman est manifeste dans les arêtes vives que Martin explore dans son travail de cette époque. Une comparaison de Night Harbor (Port de nuit), réalisée par Martin en 1959, et d’Abraham, peinte par Newman en 1949 mais présentée dans l’exposition The New American Painting (La nouvelle peinture américaine) du MoMA en mai 1959, révèle une parenté de couleurs et de formats.

 

L’influence de Reinhardt et Newman inscrit Martin dans l’héritage de l’expressionnisme abstrait, une lignée dont elle s’est réclamée jusqu’à la fin de sa vie. « Le groupe de peintres le plus important de l’histoire est celui des expressionnistes abstraits américains, écrit-elle en 1983. Ils ont renoncé à l’espace défini (d’où leurs grands formats), ils ont renoncé à l’expressivité inhérente aux formes, et ils ont renoncé à toute objectivité, ce qui a permis l’émergence d’un art abstrait authentique. » Cela dit, Martin appartient également à la génération d’artistes new-yorkais — comme Indiana, Johns et Rauschenberg — qui empiètent sur l’autorité de l’expressionnisme abstrait. Pensons, par exemple, aux assemblages expérimentaux produits par Martin entre 1958 et 1961, qui rappellent les œuvres contemporaines de ces trois artistes.

 

Agnes Martin, Night Harbor (Port de nuit), 1960, huile sur toile, 63,7 x 63,7 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Barnett Newman, Abraham, 1949, huile sur toile, 210,2 x 87,7 cm, Museum of Modern Art, New York.

 

Martin présente ses premiers tableaux de grilles en 1961, à l’occasion de sa troisième et dernière exposition à la Betty Parsons Gallery. L’exposition comprend White Flower (Fleur blanche), 1960, et The Islands (Les îles), 1961, deux œuvres qui déclinent un vocabulaire formel que Martin a exploité sa vie durant : la toile carrée, la composition horizontale et verticale, et la non-représentation absolue. La grille est un motif récurrent dans la peinture non objective de plusieurs artistes à la fin des années 1950 et au cours des années 1960. L’historienne de l’art Rosalind Krauss cite le tableau de Jasper John, Grey Numbers (Chiffres gris), 1958, comme un exemple précoce de l’utilisation de la grille dans le contexte new-yorkais. Nombre des toiles de Martin datant de 1958 et 1959, par exemple The Laws (Les lois), The Lamp (La lampe) et Homage to Greece (Hommage à la Grèce), comportent des éléments qui évoquent la grille. Martin n’a pas fait allusion à ces œuvres antérieures, mais explique l’apparition du motif au moyen d’un récit beaucoup plus personnel : « Je pensais à l’innocence, et soudain je l’ai vue dans mon esprit — cette grille », dit-elle à la critique Joan Simon.

 

Agnes Martin, Buds (Bourgeons), v.1959, huile sur toile, 210,2 x 87,7 cm, collection de Anne et Wolfgang Titze, Suisse. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Agnes Martin, Homage to Greece (Hommage à la Grèce), 1959, huile, toile et clous sur toile montée sur bois, 30,5 x 30,5 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

Chez Martin, la grille ouvre la voie à une pratique de la peinture sans forme aucune. « Non pas abstraite de la nature, mais abstraite tout court. Elle décrit les émotions subtiles qui sont au-delà des mots, comme le fait la musique, n’est-ce pas, en représentant nos émotions abstraites », explique-t-elle plus tard. La découverte de la grille marque également une sorte de point culminant pour l’artiste, l’incitant à répudier une bonne partie de sa production antérieure. « Quand j’ai trouvé les grilles, et qu’elles étaient complètement abstraites, j’ai été satisfaite »; et elle poursuit : « Je considère cela comme le début de ma carrière. Les peintures qui précèdent, je ne les compte pas. J’ai essayé de les détruire toutes, mais n’ai pu avoir accès à certaines. »

 

Après trois expositions individuelles à la Betty Parsons Gallery, Martin confie son portfolio à la Robert Elkon Gallery en 1962 où elle expose à quatre reprises dans les années 1960. Entre 1962 et 1966, ses tableaux sont présentés dans les trois grands musées d’art moderne de New York : Geometric Abstraction in America (L’abstraction géométrique en Amérique) au Whitney Museum of American Art en 1962; The Responsive Eye (L’œil réactif) au Museum of Modern Art en 1965; et Systemic Painting (La peinture systémique) au Solomon R. Guggenheim Museum en 1966. Sa toile The City (La ville), 1966, est reproduite par le magazine Artforum dans un compte rendu de l’exposition Systemic Painting (La peinture systémique) en novembre 1966.

 

En contrepoint de son succès professionnel, Martin est aux prises avec un état mental difficile. Elle traverse au moins deux épisodes aigus de schizophrénie pendant cette période, qui conduisent à son hospitalisation. Elle a sans doute vécu avec la schizophrénie pendant la majeure partie de sa vie adulte, mais on ne dispose d’aucune documentation à ce sujet avant 1962. Le premier incident se produit lorsque Robert Indiana la trouve déambulant sur la rue South. Martin est arrêtée et internée au Bellevue Hospital de New York, où elle subit des électrochocs. Ses amis artistes de Coenties Slip s’organisent pour la faire traiter par un psychiatre et collectionneur d’art réputé. En 1965, Martin fait un voyage autour du monde à bord d’un navire à vapeur. En juillet, elle écrit à Tawney : « Chaque jour, je me dis que j’aurais aimé t’avoir écrit régulièrement, mais le fait est que je suis absolument bouleversée par ce voyage, en particulier le Pakistan et l’Inde. » Tombée dans un état de transe en Inde, elle doit être hospitalisée, et Tawney part la retrouver pour la rapatrier aux États-Unis. Plusieurs autres crises de schizophrénie débilitantes seront recensées après son départ de New York, mais on ignore l’ampleur véritable des effets de la maladie sur sa vie.

 

Agnes Martin, Summer (Été), 1964, aquarelle, encre et gouache sur papier, 22,2 x 23,5 cm, collection de Patricia L. Lewy, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

À la fin de 1967, Martin quitte New York de façon aussi subite que spectaculaire. Tout semble indiquer qu’elle compte aussi abandonner la peinture : elle met au feu tout l’art que contenait encore son atelier et fait don de ses fournitures d’artistes. Les raisons précises qui la poussent à s’éloigner de New York alors qu’elle a enfin établi la carrière à laquelle elle aspirait depuis vingt ans ont suscité bien des conjectures. Certains attribuent son départ au décès de Ad Reinhardt ou au fait que son atelier sera bientôt démoli. Martin ne donne jamais de réponse directe à ce sujet et se contente de propos équivoques : « Je pensais expérimenter dans la solitude, vous savez. La vie simple. » Plus tard, elle dit : « J’avais un marché établi et je me sentais libre de partir. » À une autre occasion, elle écrit : « J’ai quitté New York en 1967 parce que chaque jour je sentais soudain que je voulais mourir et c’était lié à la peinture. Il m’a fallu plusieurs années pour découvrir que la cause en était un sentiment de responsabilité démesuré. »

 

 

Départ de New York

Puisant dans les fonds d’une subvention de 5 000 dollars du National Council for the Arts, Martin s’achète une camionnette Dodge et une caravane Airstream, et part faire du camping au Canada et dans l’Ouest des États-Unis pendant un an et demi. On ne connaît pas son itinéraire précis. Martin passe du temps à explorer la nature et rend visite à sa famille à Vancouver. Elle a raconté à Suzan Campbell avoir sillonné tout le continent : « J’ai fait tout l’Ouest et suis montée au Canada et je n’arrivais pas à décider où m’arrêter. » Elle voyage seule la plupart du temps, mais pas toujours. Lenore Tawney la rejoint pour deux semaines d’exploration en Californie et en Arizona, puis Martin repart seule pour le Grand Canyon et, finalement, retourne au Nouveau-Mexique. « J’ai eu la vision d’une brique d’adobe, se rappelle-t-elle. Et j’ai pensé : ça veut dire que je dois aller au Nouveau-Mexique. »

 

Agnes Martin près de sa propriété à Cuba, Nouveau-Mexique, 1974, photographie de Gianfranco Gorgoni.

 

En 1968, de retour au Nouveau-Mexique pour la première fois en plus de dix ans, Martin ne cherche pas à s’installer à Taos ou à Albuquerque où elle a vécu auparavant, mais poursuit sa quête de solitude. Un jour, elle s’arrête dans une station-service de la Mesa Portales près du village de Cuba, dans une région isolée du nord-ouest de l’État séparée de Santa Fe et de Taos par les montagnes Jemez. « J’ai demandé au gérant s’il connaissait quelqu’un qui avait des terres avec une source dans les environs. Et il a dit “Oui, ma femme”. Elle possédait 50 acres sur cette mesa. »

 

Martin loue les 50 acres et y vit dans sa caravane le temps de bâtir une maison en adobe comme elle a appris à le faire à Albuquerque en 1947. Son mode de vie devient ascétique. Elle n’a ni électricité, ni plomberie, ni téléphone. Pour se laver, elle tire de l’eau froide du puits le matin, en remplit sa baignoire installée à l’extérieur, et attend que le soleil la réchauffe. Elle cuisine et se chauffe à l’aide d’un poêle à bois en fonte. Un hiver, elle vit de noix, de fromage et de tomates; un autre, de gélatine mélangée à du jus d’orange et de bananes.

 

Plus important encore, Martin ne peint pas. Vers 1971, elle s’explique dans une lettre à son ami new-yorkais Sam Wagstaff (1921-1987), collectionneur d’art :

 

Je ne comprends rien au monde de la peinture et des expositions. J’y ai pris plus de plaisir que pour toute autre chose, mais il y avait aussi une « volonté de bien faire » — une sorte de « devoir » à propos de ce monde. Et un prix à payer pour cette « erreur » que nous ne savons pas reconnaître. Ce que l’on « doit ». Maintenant je ne dois rien et ne suis obligée de rien. Fantastique mais plus fantastique encore, je pense qu’il n’y aura plus de gens dans ma vie.

 

Orange Grove (Orangeraie) en page couverture du magazine Artforum, vol. 11, no 8 (avril 1973).
Agnes Martin, Orange Grove (Orangeraie), 1965, huile et graphite sur toile, 182,9 x 182,9 cm, collection privée. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

Au cours des neuf années suivantes, Martin construit cinq bâtiments sur la propriété. « Ce qui m’intéresse, c’est de bâtir à l’aide de matériaux locaux. Les briques d’adobe et ces poutres qu’ils appellent vigas, et j’ai aussi bâti des maisons en bois rond. » Bien qu’elle ait délaissé la peinture, Martin ne tire pas un trait sur l’aspect commercial de la vie d’artiste. Elle s’occupe de vendre ses œuvres ou de les prêter à des expositions par l’intermédiaire de ses galeries ou de collectionneurs comme Wagstaff. 

 

Au sujet de son séjour de dix ans à New York, Martin raconte à son amie Jill Johnston : « J’ai eu dix expositions solos et j’ai été découverte chaque fois. Finalement, quand j’ai quitté la ville, j’ai été redécouverte — par mon absence. » Il n’a pas fallu longtemps pour que l’absence de Martin soit remarquée après son déménagement à la Mesa Portales. Le conservateur Douglas Crimp (1944-2019) lui rend visite en 1971 dans le but d’organiser la toute première exposition solo non commerciale de Martin, un événement modeste qui a eu lieu à la School of Visual Arts de New York en avril de la même année. L’année suivante, Ann Wilson, son amie de Coenties Slip, fait le voyage à Portales pour travailler avec elle au catalogue de sa première rétrospective, commissariée par Suzanne Delehanty (née en 1944) au Institute of Contemporary Art de l’Université de la Pennsylvanie. L’exposition compte trente-sept peintures, vingt-et-un dessins et quatorze aquarelles réalisés entre 1957 et 1967. Bien que Martin n’ait pas créé de nouvelles peintures durant cette période, elle se rend en Allemagne en 1971 pour réaliser un ensemble de trente sérigraphies intitulé On a Clear Day (Par temps clair). Elle participe également à l’exposition d’art moderne documenta 5, sous la direction de Harald Szeeman, par l’entremise de quatre toiles prêtées par Wagstaff. Cet intérêt renouvelé pour le travail de Martin suscite la publication de deux articles à son sujet dans la revue Artforum d’avril 1973, avec en page couverture une reproduction de son Orange Grove (Orangeraie), 1965. Le même numéro comprend également un court texte de Martin, intitulé « Réflexions ». À cette époque, Martin se met à écrire et à donner des conférences sur son art. Dans le catalogue de sa rétrospective de 1973 à l’Institute of Contemporary Art, elle a intégré la transcription d’une conférence donnée à l’Université Cornell en 1972 et trois courts textes créatifs, essentiellement des paraboles. Portant des titres tels que « L’esprit serein » et « Le calme et le silence dans l’art », ces textes singuliers révèlent une approche très personnelle de la peinture.

 

Vue d’installation de documenta 5, Kassel, Allemagne, du 30 juin au 8 octobre 1972, photographe inconnu, Getty Research Institute Special Collections, Los Angeles. Au premier plan : Richard Long, The Circle (Le cercle); murs du fond, de gauche à droite : dessins de Hanne Darboven et Sol LeWitt; œuvres d’Agnes Martin et de Richard Serra installées dans la pièce suivante.

 

 

Retour à la peinture

En 1974, Martin découvre un nouveau mode d’expression auquel elle est restée fidèle pendant les trente années qui vont suivre. Sur la propriété de Portales, elle s’est construit un atelier de 35 pieds sur 35, dans le style cabane en bois rond, et elle a renoué avec la peinture. Une fois qu’elle a produit suffisamment de toiles, elle est partie à New York rencontrer Arne Glimcher (né en 1938) à la Pace Gallery. Peu de temps après, ce dernier lui rend visite au Nouveau-Mexique. Les toiles que Martin lui présente diffèrent de ses grilles new-yorkaises. Le format carré de six pieds est conservé, mais la grille a cédé la place à des bandes verticales et horizontales bleues et ocres, comme on le voit dans Untitled #3 (Sans titre no 3), 1974. Martin renonce bientôt aux verticales pour se concentrer presque exclusivement sur les bandes horizontales dont les tailles et couleurs alternent. Sa première exposition à la Pace Gallery ouvre le 1er mars 1975, après quoi Glimcher représente Martin jusqu’à la fin de sa vie.

 

Agnes Martin, Untitled (Sans titre), 1974, acrylique, crayon et gesso Shiva sur toile, 182,9 x 182,9 cm, Cranbrook Art Museum, Bloomfield Hills, Michigan. © Agnes Martin / SOCAN (2019).

 

À soixante-quatre ans, Martin emprunte une nouvelle voie qui témoigne de sa curiosité d’esprit, la réalisation du long-métrage intitulé Gabriel, en 1976. Pendant trois mois, la même année, Martin a filmé un garçon du village en promenade dans les paysages de la Californie, du Colorado et du Nouveau-Mexique. Hormis d’occasionnels extraits des Variations Goldberg de Bach, œuvre rendue célèbre en 1955 par le pianiste canadien Glenn Gould (1932-1982), le film est silencieux. Martin s’en sert pour explorer les thèmes de la beauté, du bonheur et de l’innocence, qui habitent sa peinture depuis les années 1960. « J’ai fait un film pour protester contre les films commerciaux qui parlent de duplicité et de destruction », explique-t-elle en 1996. « Mon film parle de bonheur, d’innocence et de beauté. Je voulais voir si les gens seraient interpellés par des émotions positives. » Martin retente l’expérience d’un second film, un projet plus ambitieux intitulé Captivity (Captivité), avec scénario et dialogues, et des acteurs de Kabuki recrutés à San Francisco. Captivité est tourné au Nouveau-Mexique, sauf pour la scène finale, filmée dans le jardin japonais des Butchart Gardens à proximité de Victoria, en Colombie-Britannique. À la différence de Gabriel, Captivité est resté inachevé.

 

Agnes Martin, Gabriel, 1976, film 16 mm, couleur, 78 minutes, silencieux avec des extraits des Variations Goldberg de Bach, photographie de plateau prise par Bill Jacobson, Pace Gallery, New York. © Agnes Martin / SOCAN (2019).
Wagons qui devaient servir d’accessoires pour le second film d’Agnes Martin, Captivity (Captivité), Albuquerque, Nouveau-Mexique, 1977, photographie de Donald Woodman.

 

Après avoir vécu près de dix ans sur la Mesa Portales, Martin doit abandonner sa maison et son atelier à la suite d’un différend avec les propriétaires du terrain. « J’avais obtenu un bail à vie de Mme Montoya, dira-t-elle à Eisler, puis son frère est venu me dire que j’étais sur sa terre. Et je l’étais. Il avait un avocat impitoyable qui a dit qu’il me poursuivrait si j’emportais quoi que ce soit. J’ai perdu deux camions. »
 

Dernières années

Agnes Martin, The Rose (La rose), 1964, huile, graphite et crayon de couleur sur toile, 182,9 x 182,9 cm, Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto.

En 1977, Martin loue un terrain à Galisteo, un petit village au sud de Santa Fe qui la rapproche de la civilisation comparativement à l’isolement de Portales. Elle s’y installe dans sa caravane Airstream qu’elle recouvre de briques d’adobe le temps de se construire un atelier et une maison, puis achète la propriété en 1984. À l’âge de 72 ans, Martin devient propriétaire de sa maison et de son terrain pour la première fois. Malgré sa réussite matérielle, elle maintient son mode de vie austère; l’un de ses seuls luxes connus est une Mercedes blanche que lui a offerte Arne Glimcher et qu’elle a conduite un peu partout au Nouveau-Mexique jusqu’à l’âge de 92 ans. « J’ai énormément d’argent, dit-elle à Eisler. Tout artiste qui expose chez Arne Glimcher gagne beaucoup et j’ai gagné des millions. Je n’y attache aucune importance. Tout ce que je veux, c’est une bonne voiture. » Grâce à sa nouvelle prospérité, Martin peut également voyager comme bon lui semble. À partir des années 1970, elle visite plusieurs destinations internationales, telles que le Panama, l’Allemagne, l’Islande et la Suède, et est retournée au Canada à de nombreuses reprises. En 1975, puis à nouveau en 1978, elle visite le Grand lac des Esclaves et le fleuve Mackenzie dans les Territoires du Nord-Ouest. En 1989, elle part en croisière le long de la côte de la Colombie-Britannique et en Alaska. En 1995, elle traverse le pays en train de Vancouver à Halifax, puis vers Montréal.

 

Martin a participé à la Biennale de Venise en 1976, 1978, 1980, 1997 et 2003; elle a fait l’objet de rétrospectives à la Hayward Gallery de Londres en 1977, au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1991 et aux Serpentine Galleries de Londres en 1993. Elle remporte le Lion d’or à la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre en 1997. Après avoir été boudée par les musées canadiens tout au long des années 1950 et 1960, elle finit par être reconnue dans son pays natal. Le Musée des beaux-arts de l’Ontario, à Toronto, achète en 1977 Untitled #8 (Sans titre no 8), 1977, et en 1979, The Rose (La rose), 1964, mais l’artiste doit attendre jusqu’en 1981 avant la tenue de sa première exposition solo canadienne. Sa pièce composée de douze toiles, The Islands I-XII (Les îles I-XII), 1979, est exposée en 1981 au Glenbow Museum de Calgary et à la Mendel Art Gallery de Saskatoon (aujourd’hui le Remai Modern), et en 1982, au Centre des arts Saidye Bronfman de Montréal. En 1992, Barbara Haskell monte l’exposition la plus importante de cette période tardive, une rétrospective tenue au Whitney Museum of American Art. Comme la rétrospective organisée au Institute of Contemporary Art de Philadelphie dix-neuf ans plus tôt, l’exposition de Haskell se limite à des œuvres produites après l’arrivée de Martin à New York en 1957, écartant (à la demande de l’artiste) tout tableau peint au Nouveau-Mexique dans les années 1950. Ce n’est qu’en 2012, sept ans après la mort de Martin, qu’une exposition et une publication ont été consacrées à la production antérieure à 1957.

 

Vue de sept toiles de Martin et des bancs jaunes créés par Donald Judd dans une galerie conçue sur mesure par Agnes Martin, 1993-1994, Agnes Martin Gallery, Harwood Museum of Art, Taos, Nouveau-Mexique, photographie de Tina Larkin.

 

Si les années 1980 sont marquées par le succès critique et financier pour Martin et qu’elles constituent l’une des périodes les plus stables de sa vie, l’artiste n’en continue pas moins de composer avec la maladie mentale. Au début de la décennie, elle est traitée à l’hôpital psychiatrique de Colorado Springs, au Colorado, ainsi qu’au St. Vincent Hospital de Santa Fe, au Nouveau-Mexique. À peu près en même temps que l’ouverture de sa rétrospective au Whitney Museum en 1992, Martin déménage dans une résidence pour personnes âgées à Taos, mais continue à peindre et à exposer. Elle conserve sa maison et son atelier de Galisteo, mais ouvre également un nouveau studio à Taos, où elle peint presque chaque jour. Elle réduit la taille de ses tableaux carrés de six à cinq pieds, pour qu’ils soient plus faciles à manier. Son calendrier de voyages reste bien rempli et elle conduit toujours. En 1997, Martin fait don d’une série de sept peintures au Harwood Museum de Taos, où elles sont exposées en permanence dans une galerie octogonale construite sur mesure pour les accueillir. Les toiles sont éclairées par la lumière naturelle provenant d’un œil-de-bœuf central installé au-dessus de quatre bancs jaunes conçus par son ami artiste Donald Judd (1928-1994). La galerie, qui invite à la contemplation silencieuse, a été comparée à la chapelle Rothko de Houston, au Texas. Martin consacre une part de sa fortune à la philanthropie, en particulier à des œuvres qui soutiennent les jeunes, le sport et la protection de la nature, à Taos et dans les environs.

 

Martin n’a jamais cessé d’expérimenter dans les limites du style qu’elle a élaboré après les grilles et, en 2003, elle a produit ses premiers tableaux dénués de verticales et d’horizontales depuis les années 1960, notamment Homage to Life (Hommage à la vie), 2003, et Untitled #1 (Sans titre no 1), 2003. Elle reçoit des honneurs des États-Unis et du Canada vers la fin de sa vie; Bill et Hillary Clinton lui décernent la National Medal of Arts en 1998 et elle devient membre de l’Académie royale des arts du Canada (ARC) en 2004. Cet été-là, sa santé décline, l’obligeant à cesser de peindre. Martin meurt à Taos le 16 décembre 2004 d’une insuffisance cardiaque congestive. Ses cendres sont répandues dans la cour du Harwood Museum de Taos. Agnes Martin voyait l’art comme « la représentation concrète de nos émotions les plus subtiles ». À cet égard, elle est l’une des grandes artistes du vingtième siècle.

 

Agnes Martin, 1978, photographie de Dorothy Alexander. © Dorothy Alexander Photographer.

 

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