Le legs artistique de Paul Kane est composé des images que lui ont inspirées ses voyages dans l’Ouest canadien et de son récit de voyage, Promenades d’un artiste parmi les Indiens de l’Amérique du Nord. L’étendue et l’importance des croquis réalisés sur le terrain et des huiles sur toile représentant les peuples autochtones, leur culture et leurs territoires sont indéniables. Toutefois, ce legs a été interprété et apprécié de façons nettements différentes par les ethnographes, les historiens, les historiens de l’art et les critiques littéraires.
La représentation d’une contrée inconnue
Kane est le premier et le seul artiste canadien à entreprendre un projet pictural et littéraire portant sur les peuples autochtones du pays, employant le médium du portrait à une époque précédant l’hégémonie de la photographie. Kane travaille selon un modèle instauré par l’artiste franco-suisse Karl Bodmer (1809-1893) et son homologue américain George Catlin (1796-1872), puis adopté par des Américains tels que Alfred Jacob Miller (1810-1874), John Mix Stanley (1814-1872) et Seth Eastman (1808-1875), trois artistes dont le profil est rehaussé par des expositions et des publications.
L’objectif de Kane, selon la préface de son livre Promenades d’un artiste parmi les Indiens de l’Amérique du Nord, est de « réaliser des croquis des principaux chefs et de leurs costumes originaux, afin d’illustrer leurs us et coutumes, et de représenter le paysage d’une contrée presque inconnue ». C’est un défi qu’il relève malgré de nombreux obstacles : différences culturelles, terrain ardu, sans oublier la difficulté de s’assurer le soutien de mécènes. Lors de ses voyages, il rencontre 30 tribus différentes, dont il dépeint les traditions culturelles bien vivantes, en plus de réaliser des portraits de plusieurs de leurs membres.
Le legs de Kane, qui documente un aspect unique de l’histoire du Canada, est composé de trois volets : des centaines de croquis et de dessins; le cycle subséquent de cent tableaux réalisés en atelier; et son journal de voyage, qui deviendra ensuite un livre illustré. Les œuvres qu’il produit reflètent les attitudes dominantes de la société blanche du milieu du dix-neuvième siècle à l’égard des peuples autochtones. À l’époque, ses huiles sur toile s’avèrent particulièrement convaincantes, en ce qu’elles confirment la perception du « noble sauvage », un stéréotype qui est le produit de la vision romantique que se font les Occidentaux des peuples autochtones et de leurs terres ancestrales colonisées par l’Europe, une attitude réitérée par le livre Promenades d’un artiste. Par contre, selon la sensibilité de notre époque, ce sont les centaines de croquis de Kane qui nous semblent les plus convaincants. Ces croquis sont jugés plus authentiques, ayant été créés par un témoin oculaire possédant le talent de capter la réalité sur le vif et d’aller à l’essence du sujet se trouvant devant lui.
Le paradigme du sauvetage
La mission de Kane, qui est de documenter la vie des peuples autochtones du Nord-Ouest, possède toutes les caractéristiques de ce qui serait plus tard qualifié d’ « opération de sauvetage », où une société dominante cherche à sauvegarder, par le biais de la documentation, la culture d’une autre société, considérée comme étant menacée de disparition. Cette motivation est particulièrement évidente dans le projet de Galerie indienne de George Catlin, résultat direct de la politique du gouvernement américain visant à relocaliser les peuples autochtones dans des réserves. Bien qu’à l’époque, la politique canadienne soit moins explicite à cet égard, l’idée a ses adhérents au Canada, étant d’ailleurs mentionnée en 1852 dans le contexte d’une exposition de peintures de Kane. Ce dernier semble être en faveur de l’impératif de sauvegarde, puisqu’il reconnaît l’inévitabilité de la disparition des peuples autochtones par suite de l’inexorable expansion de la civilisation occidentale.
Pourtant, il existe un dilemme au cœur de la démarche de l’artiste. Les analyses critiques actuelles voient en lui quelqu’un qui s’approprie une culture et profite des représentations qu’il réalise de la vie des peuples autochtones dépourvus de pouvoir; certains le perçoivent même comme un raciste qui n’accorde pas le respect qui est dû aux cultures qu’il rencontre et dépeint. En revanche, n’oublions pas que Kane nous a légué d’innombrables documents très détaillés, qui représentent des individus de même que leur culture vivante et vitale. Il n’existe aucun équivalent photographique de sa démarche, puisqu’à l’époque, personne n’avait encore documenté les Prairies et les territoires se trouvant au-delà au moyen d’un appareil photo. On peut donc affirmer que Kane nous transmet un document primaire durable et d’une valeur inestimable, qui n’existerait pas sans lui.
De la nature à l’atelier
Durant ses voyages, Kane produit une grande quantité d’images sous forme de croquis réalisés sur le terrain. De retour à son atelier torontois, ces croquis lui sont essentiels au développement de son cycle de cent huiles sur toile.
Le travail qu’il effectue sur le terrain et les tableaux sont souvent considérés comme des entités distinctes dans le cadre de son « projet indien ». Historiquement, les toiles jouissent d’un profil public plus important : en effet, l’ensemble de cent toiles est exposé en 1904 et sera acquis par le Musée royal de l’Ontario (MRO) en 1912. En vertu de la stabilité relative du médium, les huiles sur toile sont plus fréquemment exposées que les croquis. La majorité des croquis demeurent entre les mains de collectionneurs privés pendant plus d’un siècle, à l’exception d’un groupe important d’œuvres dont le MRO se porte acquéreur en 1946. Réalisés sur papier, les croquis sont plus vulnérables à la dégradation causée par la lumière; c’est la raison pour laquelle ils sont entreposés pendant de longues périodes, même lorsqu’ils appartiennent à une institution publique.
On présume généralement que les croquis sont réalisés en présence du sujet ou, s’ils ne sont pas dessinés d’après nature, que Kane les produit peu après et dans le même environnement que la découverte du sujet, le but de l’artiste étant de créer une image d’une ressemblance précise. Ces croquis se sont toujours avérés d’un grand intérêt pour les ethnographes, qui présument que l’artiste s’adonnait à une observation objective de ses sujets. Pour les historiens de l’art, les croquis sont plus vivants et spontanés que les tableaux réalisés en atelier, qui sont considérés plus laborieux et artificiels. Cette double perspective a permis de mieux cerner le processus créatif de Kane, de même que la place qui lui revient dans le cadre de la culture visuelle du Canada. Ce que ces divers groupes de chercheurs n’ont pas encore abordé, ce sont les différences et les nuances au niveau de l’approche, de la production et de la fonction des divers types de croquis, et la question de savoir si certains d’entre eux ne représentent pas des œuvres réalisées sur le terrain, mais bien des études faites en atelier en vue de la création d’un tableau. Des recherches plus poussées nous permettront sans doute de mieux comprendre la façon dont le cycle de peintures de Kane a été construit.
Bien qu’elles soient basées sur des croquis, les huiles sur toile sont considérées par tous comme des images indéniablement romantiques : les paysages sont dépeints conformément à la tradition du sublime, et certains des sujets sont transformés en « nobles sauvages », que ce soit par le biais de modifications apportées à leur posture, leurs vêtements ou leurs accoutrements, ou encore par l’ajout d’arrière-plans évoquant des atmosphères précises. Certaines de ces peintures, comme en témoignent des observations ethnologiques plus récentes, révèlent la présence d’inexactitudes ethnographiques évidentes. Une telle idéalisation de ses sujets s’explique possiblement par le besoin que ressent l’artiste de satisfaire aux attentes stylistiques de son client, à moins que cette approche n’indique tout simplement que Kane est un peintre de son temps. Jusqu’à présent, sa réputation n’a pas souffert de l’évaluation changeante de ses qualités artistiques ni des lacunes perçues dans son œuvre.
Questions de paternité artistique
Le livre Promenades d’un artiste parmi les Indiens de l’Amérique du Nord, qui est basé sur le journal de voyage de Kane, est publié en 1859. Une initiative inspirée par une publication antérieure de George Catlin, ce compte rendu détaillé des voyages de l’artiste est en gestation au moins depuis 1852, année où le critique d’une exposition cite un long passage tiré du « journal de Kane. » Promenades d’un artiste est une création hybride, un journal de voyage qui comprend des descriptions ethnographiques minutieuses, de même que des comptes rendus d’événements que l’artiste n’a pas directement vécus. Le livre comporte 21 illustrations, soit beaucoup moins que Kane eût espéré, compte tenu des centaines de peintures et de croquis qu’il a produits. Les huit chromolithographies et les treize gravures sur bois sont basées tantôt sur des peintures ou des croquis, tantôt sur une combinaison des deux.
Nous savons que Promenades d’un artiste est l’œuvre d’un prête-plume. Les comparaisons entre le journal de voyage et le livre publié nous révèlent d’importantes différences, notamment au niveau du contenu, de l’orthographe et de la longueur du texte. Le mode de narration anachronique trahit le manque d’authenticité de l’expérience de l’auteur, tout en exposant la construction ultérieure du contenu de l’ouvrage. De plus, la sensibilité ouvertement impérialiste — très différente du langage et de l’expression neutres caractérisant le journal de Kane — font entendre une voix singulièrement différente de celle de l’artiste.
Dans quelle mesure Promenades d’un artiste peut-il être considéré comme un cadre dans lequel évaluer les attitudes culturelles et l’œuvre même de Kane? Doit-on considérer qu’il se rend complice d’un discours ouvertement impérialiste, ne serait-ce que par association? Ou bien, la voix du prête-plume domine-t-elle le propos au point de nous contraindre à considérer les œuvres picturales de Kane comme étant tout à fait distinctes de cette publication? Jusqu’à présent, les analyses portant sur l’artiste semblent favoriser un juste milieu, en présumant que son œuvre picturale — tant les dessins et croquis préliminaires que les tableaux finis — constitue le point de départ tangible d’une grande partie du texte. Ce point de vue confère au texte une certaine crédibilité, en dépit de ses divergences importantes par rapport au journal de voyage.
Le mystère des copies
La série de cent huiles sur toile que Kane réalise pour son mécène, George William Allan, et qui lui est livrée en 1856, est considérée comme le cœur de son œuvre peinte. Toutefois, il existe des copies de certaines des peintures; dans la plupart des cas, il s’agit d’une seule copie, mais parfois il en existe deux, voire trois.
Nous savons que pour honorer son contrat, Kane produit les douze œuvres commandées par le gouvernement colonial canadien sous la forte pression d’un délai. Il est donc possible que la menace de procès pour non-respect de contrat ait incité l’artiste à tout simplement peindre plusieurs versions de certains sujets afin de respecter ce délai. Mais alors, comment expliquer les trois versions d’une même image, comme c’est la cas de Bisons en course, v. 1849-1856, de Assiniboines à la chasse au bison, v. 1851-1856, et de Assiniboines pourchassant le bison, s.d.? Et que penser des multiples exemplaires d’œuvres qui ne comptent pas parmi les douze tableaux de la commande susmentionnée? (Par exemple, Croquis au bord du lac Huron, 1849-1852 et Campement indien au bord du lac Huron, v. 1845; ou Femme et enfant à la tête aplatie, Caw-wacham, v. 1849-1852 et Caw-wacham (Femme et enfant à la tête aplatie), v. 1848-1853.)
Dans leur livre The First Brush: Paul Kane & Infrared Reflectography (2014), Ken Lister, conservateur et anthropologue au Musée royal de l’Ontario, et la conservatrice des peintures du MRO, Heidi Sobol, présentent les recherches qu’ils ont effectuées sur les tableaux de Kane en se basant sur les méthodes scientifiques actuelles. Ils s’intéressent tout particulièrement aux multiples versions d’un même sujet, afin de déterminer quel tableau est l’original, et à l’analyse de la technique et de l’exécution de l’artiste, dans l’espoir de mieux comprendre comment le contenu d’un tableau a été élaboré.