Artiste en grande partie autodidacte, Paul Kane (1810-1871) est reconnu pour ses peintures des peuples et des paysages autochtones, qui sont basées sur des croquis réalisés durant ses voyages dans l’Ouest. Kane produit des centaines de croquis afin de créer un cycle de cent peintures qui, prises dans leur ensemble, nous révèlent la vitalité de la culture autochtone, et qui sont aujourd’hui essentielles à l’étude des cultures des Autochtones et des pionniers du Canada.
Années de formation
Paul Kane voit le jour le 3 septembre 1810, à Mallow, dans le comté de Cork, en Irlande. Il est le sixième des huit enfants (quatre garçons, quatre filles) de Michael Kane (1776-1851) et de Frances Loach (1777-1837). Kane a environ dix ans lorsqu’il immigre au Canada avec ses parents et plusieurs de ses frères et sœurs; la famille s’installe à York (aujourd’hui Toronto) vers 1819. Après avoir été soldat au sein de l’armée britannique, Michael Kane gagne sa vie au Canada en tant que marchand d’alcool.
Le talent de Paul Kane pour le dessin se manifeste dès son jeune âge. Alors qu’il est un jeune adulte, il est possible que Thomas Drury, maître de dessin au Upper Canada College de 1830 à 1833, lui ait servi de mentor. À ce moment-là, Kane travaille déjà comme dessinateur commercial, d’abord à titre de décorateur de meubles à la fabrique de Wilson S. Conger, puis, en 1833, comme « peintre de diligences, d’enseignes et de maisons. » Durant cette période, il continue de s’intéresser aux beaux-arts. En 1834, en tant qu’artiste associé à la Society of Artists and Amateurs of Toronto, la première société artistique « officielle » du Canada, il expose neuf œuvres, principalement des paysages. Seules deux d’entre elles sont originales, les autres étant des copies (y compris une copie d’une œuvre de Drury).
En 1834, Kane s’établit à Cobourg, en Ontario, une centaine de kilomètres à l’est de Toronto. Il est possible qu’il travaille alors pour le fabricant de meubles F.S. Clench, dont il épousera la fille Harriet Clench (1823-1892) en 1853. À Cobourg, il parfait ses talents de portraitiste, établissant possiblement des liens professionnels par l’entremise de Wilson Conger, son ancien employeur. Conger est lui-même résident de Cobourg depuis 1829, où il est actif dans les affaires municipales. Kane réalise des tableaux de citoyens de la ville, y compris certains membres de la famille Clench.
La grande tournée européenne
Pour de nombreux artistes de la génération de Kane, il est de rigueur d’effectuer un pèlerinage en Italie, et particulièrement à Rome, afin d’y étudier les grands chefs-d’œuvre. Kane prévoit de faire ce voyage avec des amis américains, James Bowman (1793-1842) et Samuel Bell Waugh (1814-1885), deux artistes qui avaient eux aussi exposé à Toronto en 1834. Kane quitte Cobourg en 1836 et retrouve Bowman à Détroit, mais le récent mariage de ce dernier compromet pour l’instant leurs projets de voyage en Italie.
Suivant les conseils de son père, Kane reste en Amérique du Nord. Pendant les cinq années suivantes, il se déplace et peint le Midwest et le Sud des États-Unis, y compris Détroit, Saint-Louis, Mobile et la Nouvelle-Orléans. Enfin, en juin 1841, Kane prend un bateau à destination de l’Europe, arrivant trois mois plus tard à Marseilles, en France, et se rend tout de suite en Italie. Son passeport et ses calepins de croquis indiquent qu’il passe un certain temps à Gênes, Venise, Florence et Rome. Son esprit aventureux pousse Kane à faire le trajet de Rome à Naples à pied. Après son séjour en Italie, il traverse le col du Brenner pour se rendre en Suisse, et se dirige ensuite en France, passant par Paris avant d’arriver à Londres. Les calepins de croquis que Kane réalise à l’époque nous révèlent une foule de sujets — figures, meubles, sculptures, architecture —, mais ses copies de portraits (notamment ceux de la Galerie des Offices, à Florence) indiquent que ce type de peinture demeure le principal domaine d’intérêt de Kane.
Bien qu’il étudie de nombreux chefs-d’œuvre en Italie et en France, c’est à Londres que la carrière de Kane trouvera sa direction définitive. Arrivant à la fin d’octobre 1842, il y rencontre possiblement l’artiste américain George Catlin (1796-1872) et découvre vraisemblablement la galerie indienne de ce dernier, une présentation de peintures, de conférences et de performances théâtrales basées sur sa documentation au sujet des peuples autochtones de l’Ouest des États-Unis. Nul doute que Kane parcourt l’ouvrage illustré de Catlin intitulé Letters and Notes on the Manners, Customs, and Conditions of the North American Indian. Inspiré par les expériences et le projet de Catlin visant à « sauver » la culture autochtone, Kane ne tardera pas à réorienter sa propre pratique artistique dans ce sens.
Au début d’avril 1843, Kane est de retour aux États-Unis, où il demeurera pendant deux ans, amassant des fonds afin de rembourser ses dettes et, possiblement, de financer un voyage dans le Nord-Ouest. En 1845, il est de retour à Toronto. Après près de neuf ans d’itinérance, durant lesquels il ne revient pratiquement jamais chez lui, Kane décide en juin de cette année d’entamer ce qui deviendra le projet d’une vie : la création d’un cycle de toiles grand format réalisées en atelier, dans le but de documenter les peuples autochtones et les paysages de l’Ouest canadien.
L’appel du Nord-Ouest
En choisissant de mener son propre projet de « sauvetage », Kane épouse cette croyance impérialiste victorienne selon laquelle les peuples autochtones d’Amérique du Nord étaient assurément condamnés à disparaître, en raison de la menace que consituaient les contacts avec les pionniers et l’empiétement de ces derniers sur leur territoire. Son premier périple, de la mi-juin à la fin novembre 1845, est écourté; naïvement, Kane avait présumé qu’il pouvait aller n’importe où sans obtenir d’autorisation des autorités.
Réalisant des croquis en chemin, Kane parcourt sans entraves le territoire saugeen (sur les rives du lac Huron), la baie Georgienne et l’île Manitoulin, mais lorsqu’il arrive à Sault-Sainte-Marie et s’apprête à pénétrer le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), le traiteur en chef de la CBH, John Ballenden, l’informe qu’il serait dangereux de s’aventurer plus loin sans le soutien du gouverneur de la compagnie, Sir George Simpson. Kane doit donc mettre un terme à son périple une fois arrivé dans la région de la rivière Fox, dans le territoire du Wisconsin. Toutefois, durant l’hiver qu’il passe à Toronto, il entame des négociations avec Simpson en vue d’obtenir la permission de se rendre dans le Nord-Ouest. Ballenden, de même que le scientifique et administrateur colonial John Henry Lefroy, écrivent des lettres à Simpson au nom de Kane, les deux hommes connaissant le travail du peintre.
L’approbation de la CBH est indispensable au projet de Kane; en effet, non seulement cela lui donne-t-il l’autorisation de voyager, mais ces contacts faciliteront également sa prochaine excursion. À partir de la fin mai 1846, il se déplace en canot, en bateau York, à cheval et à pied à travers les Prairies, les régions subarctiques et les montagnes, accompagné de brigades de traiteurs de fourrure ou de guides locaux. Pendant plus de deux ans, Kane sillonne les routes de la CBH, explorant le territoire de l’Oregon jusqu’au fort Assiniboine vers le nord et au fort Vancouver vers le sud, et s’aventurant jusqu’à l’île de Vancouver.
Tout au long du voyage, il rencontre des populations autochtones et métisses qui font partie intégrante du succès des démarches commerciales de la CBH; il esquisse leurs portraits, des scènes de leur vie quotidienne, leurs coutumes, leurs artefacts culturels et le paysage environnant. Sporadiquement, il prend note de ses expériences dans un journal, et réalise des centaines de croquis et d’études au crayon, à l’aquarelle et à l’huile. La plupart de ces œuvres sont réalisées lors de ses déplacements ou durant ses périodes de résidence dans les postes de la CBH, mais certaines d’entre elles ont sans doute été produites après son retour à Toronto. Kane tient là les documents qui lui serviront à la réalisation du cycle prévu de peintures à l’huile qui illustreront la vie de « l’Indien d’Amérique du Nord ». À son retour à Toronto en octobre 1848, Kane aura parcouru des milliers de kilomètres.
Le cycle prend forme
La décennie qui suit est consacrée à la réalisation du cycle de cent peintures et d’un compte rendu illustré de ses voyages dans le Nord-Ouest. Kane ne tarde pas à promouvoir ses aventures et sa démarche artistique : moins d’un mois suivant son retour en 1848, avec l’aide de Harriet Clench, il organise 240 « croquis d’Indiens, de chefs indiens, de paysages, de danses, de costumes, &c. &c. » en vue d’une exposition présentée à l’hôtel de ville de Toronto. Cette exposition comprend également un certain nombre d’artefacts autochtones acquis par Kane, présentant ses tableaux entre 1850 et 1857; de plus, il propose des conférences au Canadian Institute (dont il est un membre fondateur), et dont les textes seront publiés dans la revue de l’institut. Il reçoit de nombreux visiteurs à son domicile et son atelier, les régalant de récits de ses expériences et leur montrant ses croquis et ses toiles. Selon une personne qui lui rend visite en octobre 1853, la « grande ambition » de Kane est de « réaliser une collection parfaite qui illustrerait la vie des Indiens et de l’exposer en Angleterre ».
En 1851, Kane dépose une requête auprès de l’Assemblée législative de la province du Canada afin d’obtenir du soutien financier en vue de réaliser son vaste projet pictural; il ne reçoit qu’une avance de 500 £ pour la réalisation de douze huiles sur toile. Son sauveur sera George William Allan, un avocat et politicien municipal qui, ayant reçu un héritage substantiel en 1853, est désormais « un des citoyens les plus importants de Toronto ».
Devenu le mécène de Kane, Allan verse 20 000 $ à l’artiste pour la réalisation de cent peintures, qui seront livrées à Moss Park, le manoir torontois d’Allan, en 1856. La même année, Kane livre les douze peintures commandées par le gouvernement canadien en 1851, lesquelles constituent des versions différentes de tableaux compris dans le cycle de cent œuvres livrées à Allan.
Dans plusieurs de ses démarches, Kane reçoit probablement l’aide de Harriet Clench, qu’il épouse en 1853. Jouissant d’une certaine sécurité financière, Clench est elle-même artiste : en 1848, deux ans après avoir reçu une formation artistique à la Burlington Ladies’ Academy de Hamilton, elle y devient professeure adjointe de dessin et de peinture et en 1849, elle expose dans le cadre de la Provincial Exhibition tenue à Kingston. Le couple Kane et ses quatre enfants vivent dans une maison bâtie l’année de leur mariage au 56, rue Wellesley Est. La maison, que Kane fera agrandir au fil des ans, est maintenant devenue un bâtiment historique.
L’artiste en tant qu’auteur
Un récit des voyages de Kane, basé sur son journal et rédigé par un prête-plume, est publié à Londres en 1859 et dédié à George William Allan. Malheureusement, Wanderings of an Artist among the Indians of North America, from Canada to Vancouver’s Island and Oregon through the Hudson’s Bay Company’s Territory and Back Again ne constitue pas la production grandiose que Kane aurait souhaitée. Il se rend à Londres pour faire la promotion du projet et superviser la réalisation de lithographies basées sur ses peintures; toutefois, pour illustrer l’ouvrage, seules huit de ses cent peintures à l’huile font l’objet de chromolithographies, en plus de treize gravures sur bois. Par ailleurs, bien que la traduction du livre en allemand, en danois et en français (sous le titre de Les Indiens de la baie d’Hudson, promenades d’un artiste parmi les Indiens de l’Amérique du Nord) suggère qu’il connaît un certain succès en Europe, l’accueil que reçoit l’ouvrage au Canada est mitigé. Le Toronto Mechanics’ Institute — un centre de formation pour adultes — ne s’en porte pas acquéreur en raison de son prix de six dollars, considéré comme prohibitif; dans une lettre adressée au Globe, un membre non identifié de l’institut dénigre l’ouvrage en le qualifiant de « tissu d’âneries ».
La production artistique de Kane semble avoir été limitée suivant la publication de Promenades d’un artiste. Bien qu’il garde son atelier sur la rue King Est jusqu’en 1864 et qu’il continue d’être identifié comme artiste dans les pages du répertoire municipal, sa carrière a déjà plafonné, et il réalise peu d’œuvres par la suite. On prétend que sa vue commence alors à décliner, et qu’il se serait blessé à la colonne vertébrale suivant une chute en 1870. Paul Kane décède à Toronto le 20 février 1871 d’une « affection du foie », ce qui entraînera des spéculations quant à son alcoolisme, ce qui n’a toutefois jamais été confirmé. Il est enterré au cimetière St. James, à Toronto.