Paraskeva Clark est formée au réalisme et au formalisme, dont elle fait son style comme artiste. « Je cherche en premier lieu la réalité, la pulsation de la vie dans tout ce qui m’entoure et dont je fais mes sujets », dit-elle. Son intérêt pour la forme la distingue d’ailleurs de nombre de ses contemporains torontois, qui s’en tiennent à un contenu nationaliste. Elle évolue en observant son nouveau milieu et l’œuvre des autres peintres, de même qu’en expérimentant divers styles et techniques. Ses incursions vers l’abstraction ne sont pas couronnées de succès, mais elles témoignent du besoin de l’artiste de rester connectée au milieu artistique environnant.
Influences russes
Aucune trace ne subsiste des œuvres d’étudiante de Paraskeva Plistik, mais les quelques tableaux qu’elle peint à Paris (1923-1930) et ses premières œuvres torontoises (1931-1936) rendent compte de son évolution artistique. D’après ce qu’elle écrira plus tard sur sa formation artistique, elle semble avoir appris les rudiments de son art en Russie, auprès de ses deux premiers professeurs : le paysagiste Savely Zeidenberg (1862-1924), puis Vasili Shukhaev (1887-1973), qui lui enseigne la composition et le dessin d’après nature. Elle admet de grandes difficultés à maîtriser la composition à multiples personnages, dans le cours de Shukhaev, dont elle n’apprécie guère les lourds empâtements ni les dessins à la sanguine. C’est toutefois& Kouzma Petrov-Vodkine (1878-1939), auprès de qui elle étudie pendant à peine plus d’un an à la svoma, l’atelier libre de Petrograd, en 1920-1921, qui aura sur elle l’influence la plus profonde et la plus durable.
La jeune femme est attirée par la simplicité classique de Petrov-Vodkine, disciple formaliste et réaliste de Paul Cézanne (1839-1906). Elle dira plus tard avoir apprécié le caractère « raisonnable » (rationnel?) de Cézanne et de Pablo Picasso (1881-1973). Avec Petrov-Vodkine, elle apprend à construire une tête à partir des petites formes géométriques qui la composent.
Petrov-Vodkine est l’inventeur de la « perspective sphérique », une nouvelle méthode de représentation des formes et de l’espace, qu’il fait connaître en 1933 dans L’espace d’Euclide. Selon Kirill Sokolov (1930-2004), artiste russe, il s’agit d’un système complexe de perspective inverse, inspiré à Petrov-Vodkine par l’étude de la peinture italienne du treizième siècle, des icônes et de l’art gothique, et qui se distingue par une appréhension « planétaire » de l’espace (c’est le mot de Petrov-Vodkine). Dans un paysage, par exemple, la ligne d’horizon est placée très haut et se perd sur les côtés du tableau, donnant au spectateur l’impression de regarder vers le bas, au-delà de la courbure de la Terre.
La méthode de Petrov-Vodkine tient compte du mouvement de l’artiste par rapport à l’objet et permet donc plusieurs points de vue, à la différence de la perspective monofocale classique née pendant la Renaissance italienne. Elle fait également appel à la théorie des couleurs (Petrov-Vodkine accorde une importance particulière aux couleurs primaires : le rouge, le bleu et le jaune), sous l’influence de Wassily Kandinsky (1866-1944), pense Sokolov, ainsi qu’à des formes artistiques antérieures. Véritable synthèse de ses théories, Le bain du cheval rouge, son tableau célèbre de 1912, inspire à Paraskeva Clark Le bain du cheval, 1937. Tandis qu’elle apprend cette nouvelle méthode de représentation des formes et de l’espace, la jeune femme observe : « C’était comme être soudainement dotée de nouveaux membres pour pénétrer dans l’espace et percevoir le mouvement tout autour, puis reproduire le tout sur la toile ». À l’époque où Clark étudie avec lui, Petrov-Vodkine peint d’austères natures mortes.
Le travail de Clark à la svoma lui vaut les félicitations de son professeur, mais il est peu probable qu’elle-même et les autres étudiants aient appliqué intégralement ses théories par la suite. Il n’en reste pas moins que beaucoup des tableaux de Clark trahissent l’influence de Petrov-Vodkine. La tête de l’autoportrait de 1925 est composée de petites formes géométriques, et les deux portraits de 1933, soit Moi-même et Philip Clark, Esq. (Monsieur Philip Clark), montrent de quelle façon l’artiste construit la forme au moyen de la couleur et d’une touche structurale. Les esquisses au crayon que Clark fait de son mari à partir de 1933 n’ont ni la force ni la conviction de la version peinte. Comme elle « sculpte » la peinture, en effet, elle semble plus sûre d’elle sur la toile qu’en dessinant.
À l’instar de Petrov-Vodkine qui incline les horizontales et les verticales (évitant un croisement statique dans le plan du tableau), Clark réussit un tour de force en insérant l’imposante stature de Philip dans un carré tout en le plaçant, ainsi que son fauteuil, en diagonale. Les deux véritables axes verticaux de la composition — le pli de la jambe droite du pantalon et le bord du piano derrière le fauteuil — ont un effet stabilisateur. Les points de fuite se trouvent en dehors du tableau, ce qui accentue la taille de Philip et le pousse à la rencontre du regardeur. Le résultat, visible sous divers angles, est un tableau plus dynamique.
En combinant la vue en plongée à l’inclinaison des axes horizontaux et verticaux dans Russian Bath (Bain russe), 1936, Clark dispose d’un espace pictural plus grand, où elle loge de nombreux personnages sans toutefois les peindre en détail parce qu’ils sont trop petits. Elle ne reprend pas cette composition dans les versions ultérieures. Ses natures mortes, comme celle de 1935, cependant, suivent d’assez près les enseignements de Petrov-Vodkine avec leur point de vue légèrement élevé, l’évitement des horizontales et des verticales et le jeu entre les formes, notamment leur reflet sur des surfaces brillantes, les liens qui les unissent par-delà l’espace, obligeant le spectateur à refaire le point, ainsi que les points de vue multipliés, qui reproduisent la vision naturelle. Proches de celles de ses contemporains canadiens, Bertram Brooker (1888-1955) entre autres, elles ont toutefois un caractère spatial étrange et bien à elles, qui se retrouve dans ses tableaux ultérieurs, comme Still Life with Alabaster Grapes (Nature morte aux raisins d’albâtre), 1956. Les toiles qu’elle présente à l’exposition du Groupe des peintres canadiens (Canadian Group of Painters) de novembre et décembre 1937, forment une troïka d’œuvres d’inspiration russe : Petroushka, 1937; Le bain du cheval, 1937 et Champ de blé, 1936.
Clark ne manifeste aucun intérêt pour les formes plus radicales de l’art russe (constructivisme), ni pendant ses études artistiques à Petrograd ni au début de sa carrière, mais tout change au cours de la deuxième moitié des années 1930. À l’automne 1936, Clark commande deux numéros de magazines d’art publiés en Russie : Iskusstvo (art) et Tvorchestvo (création). Le numéro 4 d’Iskusstvo (1933) est particulièrement intéressant par ses reproductions d’affiches politiques russes. Certaines, qui recourent au photomontage, semblent avoir inspiré les œuvres « politiques » exécutées par Clark en 1937 (Presents from Madrid [Présents de Madrid], Petroushka) et en 1938 (Mao Tse Tung, Mass Meeting [Rassemblement]).
Ouverte aux moyens novateurs de l’illustration et à la recherche d’un langage visuel suffisamment évocateur pour exprimer ses idées socialistes, Paraskeva Clark adopte certains des procédés d’avant-garde du constructivisme russe. Un modernisme aussi extrême n’est pas acceptable au Canada anglais, toutefois, et la critique de son ami Graham McInnes, qui parle de « propagande », la convainc d’abandonner cette voie.
Influences canadiennes
Clark estime que c’est le Canada qui a fait d’elle une artiste et que, à Paris ou à Leningrad, ses efforts créatifs auraient été noyés parmi ceux de tant d’autres artistes à la recherche de la renommée. À Toronto, elle peut consacrer du temps à son art. Son mari Philip et les amis de ce dernier l’encouragent énormément, tout comme d’autres artistes qu’elle croise. Son premier paysage, Muskoka View (Vue de Muskoka), 1932, peint au chalet des Clark, est essentiellement une scène canadienne interprétée dans le langage de Cézanne, c’est-à-dire un traitement planaire et des taches de couleurs. La légèreté de la touche (le léger lavis bleu qui enveloppe le premier plan, par exemple) confère toutefois au tableau une certaine réserve. En quelques mois, Clark peint un autoportrait (1931-1932) et une nature morte (1931), qui rappelle la technique de Petrov-Vodkine, le tout montrant l’étendue de son répertoire.
Les tableaux des années 1933 et 1934 se caractérisent par une palette sombre et l’épaisseur des couches de peinture. Ce sont des toiles solides. En 1935, son travail s’allège considérablement (Nature morte, Snowfall [Bordée de neige]) du fait des grandes surfaces blanches introduites dans la composition. Cette luminosité résulte assurément de son travail avec René Cera (1895-1992), qui lui confie la peinture de l’arrière-plan des vitrines qu’il crée pour le magasin Eaton. Elle exécute en effet des esquisses préparatoires à l’aquarelle sur papier blanc. C’est par Cera qu’elle fait la connaissance de Pegi Nicol (1904-1949), Caven Atkins (1907-2000) et Carl Schaefer (1903-1995), qui exposent tous leur travail à la Société canadienne des peintres en aquarelle. Clark se joint à eux en 1935 et présente Overlooking a Garden (Vue sur un jardin), 1930.
Les toiles faites pour les vitrines du magasin Eaton donnent à Clark la confiance nécessaire pour essayer divers types de compositions à l’huile et à l’aquarelle. Elle gagne en inventivité et réunit les éléments de diverses sources, y compris sa mémoire, faisant fi de la cohérence d’échelle et de perspective (comme on le voit dans la première version du Bain russe, peint en 1934, dont elle fait cadeau à Cera).
Le Groupe des peintres canadiens (Canadian Group of Painters) sera une ressource précieuse pour l’autodidacte qu’est devenue Paraskeva Clark. En 1933 et 1936, la jeune femme est invitée à exposer avec le Groupe, dont elle est élue membre plus tard en 1936. À partir de cette date, elle est considérée comme l’une des principaux peintres modernistes de Toronto. Douglas Duncan (1902-1968) contribue aussi largement à la progression de sa carrière, en particulier comme directeur de la Picture Loan Society (fondée en novembre 1936). Clark a 32 ans quand elle arrive au Canada; ce n’est pas une débutante, mais elle doit trouver sa place sur la scène artistique locale.
Les vacances passées avec sa famille au Québec, en été 1938, sont suivies d’un changement de technique. Ces voyages sont importants en ce qu’ils lui permettent de consacrer du temps à la peinture pendant que Philip s’occupe de leurs deux fils. Elle écrit à H. O. McCurry, directeur de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada), que les tableaux produits au Québec sont accueillis favorablement par ses amis et même « par un critique aussi intraitable que D. Milne ». La famille retournera souvent au Québec. Clark dit respecter « tous les Canadiens français », avec lesquels elle sent une affinité naturelle. En 1951, elle achète une aquarelle de Paul-Émile Borduas (1905-1960), La raie, verte.
Elle admire David Milne (1881-1953), en particulier comme aquarelliste, et plusieurs des tableaux qu’elle peint de 1938 à 1940 semblent répondre à ceux de Milne. Elle choisit quelques-unes de ces pièces pour l’exposition du cabinet des estampes qu’elle fait en compagnie de Milne, Schaefer et Atkins en 1939. Son Landscape with a Lake (Paysage autour d’un lac), 1940, allie des éléments empruntés au professeur Petrov-Vodkine avec le judicieux équilibre entre des détails abondants et l’étendue dépouillée de la clairière qu’elle tient de Milne (The Cross Chute [Petite chute transversale], 1938), mais sa palette distinctive et l’attention portée aux détails du premier plan sont tout à fait personnels.
Texture et expérimentation
Peu après avoir vu quelques démonstrations à la Conférence des artistes canadiens, à Kingston, en Ontario, en 1941, Paraskeva Clark introduit à son tour une certaine texture à la surface de ses tableaux. À cette fin, elle dilue la peinture à des degrés divers (de l’empâtement au lavis), utilise le frottis et le glacis, et gratte la peinture encore humide jusqu’à révéler le subjectile. Dans October Rose (Rose d’octobre), 1941, la peinture, d’abord appliquée en couches épaisses, a été grattée sur les pétales de la rose et le verre, et l’artiste a dessiné, en plus, sur la peinture encore humide, pour en préciser les détails.
Cette technique se retrouve dans Self-Portrait With Concert Program (Autoportrait au programme de concert) de 1942. Dans ce cas, cependant, la touche varie pour moduler l’épaisseur et la texture de la peinture, appliquée plus librement et plus légèrement en arrière-plan. Cette œuvre contient en plus des éléments collés, destinés à appuyer le message.
Clark préfère d’abord peindre directement sur la toile, mais dans les années 1940, elle commence par brosser des esquisses à l’huile d’après nature, qu’elle met ensuite au carré pour les agrandir. Nombre de ces dessins préalables ont survécu et montrent le soin qu’elle met à transférer chaque détail de l’esquisse sur le papier quadrillé. Peut-être a-t-elle employé cette même technique pour les toiles de fond produites pour René Cera et pour les décors de théâtre exécutés avec la famille Allegri. Il lui faut parfois des années avant d’agrandir une esquisse, et le tableau final, qui ressemble certes à la version de petite taille par sa composition, a parfois un support différent, sur lequel l’application de la peinture diffère également. Cependant, si Noon at Tadoussac (Midi à Tadoussac), 1958, est d’une facture légèrement plus libre, le tableau reste fidèle à la version de 1944 (Musée des beaux-arts de l’Ontario) dont il est issu.
Vers 1949-1950, Clark commence à peindre sur masonite, un matériau lisse et rigide qui se vend en panneaux de grandes dimensions, à moindre coût que la toile, qu’il faut en plus tendre soigneusement sur le cadre. C’est le matériau de choix du groupe plus jeune des peintres abstraits. Les premières tentatives de Paraskeva ne sont pas des plus réussies, mais l’esquisse (1951) autant que la version plus grande du tableau Canoe Lake Woods (Le bois au lac Canoe), 1952, montre qu’elle maîtrise déjà le nouveau matériau.
Vers la fin de décembre 1940, Clark est déçue de ses aquarelles, qu’elle trouve trop lourdes et trop sèches. Elle songe même à démissionner de la Société canadienne des peintres en aquarelle. À l’aube des années 1950, cependant, elle crée à nouveau des aquarelles humides et des aquarelles sèches qui figurent parmi ses plus réussies (Roses de novembre, 1953, et Nature morte aux plantes et aux fruits, 1950).
Elle peint quelques abstractions dans les années 1940, en réponse à des œuvres non-objectives d’Edna Taçon (1905-1980) et d’autres qu’elle a pu voir dans la galerie Eaton, mais ce n’est pas son style naturel. En 1956, elle propose Kitchen Cupboard (Armoire de cuisine), comme une sorte de devinette, pour une section particulière de l’exposition annuelle de l’Ontario Society of Artists où les visiteurs sont invités à deviner l’identité de l’artiste. À la recherche d’un style contemporain, elle peint des tableaux de grandes dimensions et assouplit son coup de pinceau, par exemple avec Sunlight in the Woods (Jeux d’ombre et de lumière dans les bois), 1966. Dans les années 1960, elle peint les fleurs de son jardin en variant le degré d’abstraction et tente d’interpréter ses sujets de prédilection dans le langage visuel de l’heure, y compris la vue qui s’ouvre depuis sa fenêtre, ce qui donne entre autres Untitled [Mount Pleasant and Roxborough at Night] (Sans titre [Mount Pleasant et Roxborough la nuit]), 1962-1963. Elle redoute d’être distancée par les nouveaux mouvements et tente de se rattacher au plus récent d’entre eux, mais elle reste foncièrement réaliste et formaliste, et c’est pour les œuvres de ce courant qu’elle est le plus appréciée de nos jours.