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Mary Pratt (1935-2018) est une figure essentielle et bien-aimée de l’art canadien. Ses peintures, principalement des scènes de la vie domestique, sont d’une complexité fascinante, souvent sombre, et sont dotées de détails quasi photographiques. Artiste professionnelle pendant plus de cinquante ans, Pratt naît au Nouveau-Brunswick, mais elle mène la plus grande partie de sa carrière à Terre-Neuve. Après des années d’isolement et d’efforts, au milieu de la décennie 1970, l’œuvre de Pratt est révélée sur la scène nationale. Elle devient alors une artiste canadienne à part entière, malgré la tendance du public à comparer son travail à celui de son ancien mari, Christopher Pratt. Lorsque Mary Pratt s’éteint à St. John’s, Terre-Neuve, en 2018, son amie et ancienne gouverneure générale du Canada, Adrienne Clarkson, la décrit comme « notre plus grande femme peintre depuis Emily Carr ».

 

 

Éducation et premières années

Mary West encore toute petite, v.1938
Mary West encore toute petite, v.1938, photographie coloriée à la main par Katherine West.
La mère de Mary Pratt, Katherine Eleanor West (née McMurray)
La mère de Mary Pratt, Katherine Eleanor West (née McMurray), v.1933, photographie de Harvey Studios, Frederiction.

Mary Pratt naît sous le nom de Mary Frances West le 15 mars 1935, à Fredericton au Nouveau-Brunswick, au sein d’une famille de la classe dominante conservatrice de cette petite ville. Son père, William J. West, est un ancien combattant de la Première Guerre mondiale, un avocat et un politicien qui est devenu procureur général du Nouveau-Brunswick, puis juge. Sa mère, Katherine, est la fille d’une femme d’affaires bien connue de Fredericton, Kate McMurray. William est beaucoup plus âgé que Katherine; ils se rencontrent alors qu’elle travaille comme sténographe dans son cabinet d’avocats; elle a vingt-trois ans, il en a quarante et un. La famille West est active sur le plan religieux, dans leur église locale, Wilmot United. En 1938, elle accueille une autre fille, Barbara.

 

William et Katherine sont des gens créatifs, se divertissant par la pratique d’activités artistiques. Le passe-temps de Katherine est de peindre à la main des photographies, une activité qui fascine à la fois Mary et Barbara. Celles-ci sont encouragées à l’aider, au fur et à mesure qu’elles grandissent. Pratt se souvient que sa mère lui expliquait l’utilisation de la couleur : « Elle disait : “Maintenant, regarde cette herbe. C’est la couleur que tu crois être celle de l’herbe, en montrant un tube de pigment vert, mais si tu regardes dans le jardin, vois-tu cette couleur? Non. Ce que tu vois, ce sont des lignes de rose, des lignes de jaune”. J’ai commencé à en faire, juste parce que ma mère aimait ça. »

 

Dans le monde conservateur des West, seulement certains types de création artistique sont considérés comme des réalisations appropriées pour les jeunes femmes. Pratt se souvient qu’elle « n’était pas un prodige » : « Quand j’ai eu neuf ans, mes parents ont réalisé que j’étais malheureuse. J’étais grosse, je ne savais pas quoi faire de mes cheveux, je ne réussissais pas en maths… J’étais vraiment malheureuse, et ils se sont dit : “Eh bien, on va lui acheter un bel assortiment de peintures.” Ils m’ont acheté des pots de peinture pour affiches, et ils étaient merveilleux. »

 

Encouragée à étudier le dessin et la peinture, Pratt s’inscrit au Centre d’art de l’Université du Nouveau-Brunswick où elle suit entre autres les cours de Lucy Jarvis (1896-1985), de Fritz Brandtner (1896-1969) et d’Alfred Pinsky (1921-1999), en plus de cours particuliers avec John Todd, un graphiste formé au Pratt Institute de New York. Mary est une étudiante avancée, qui a déjà été sélectionnée pour une exposition internationale d’art pour enfants à Paris. À seize et dix-sept ans, elle se rend au studio de Todd pour y suivre des cours tous les vendredis soirs, un moment important de son développement puisque l’enseignement du maître est axé sur les aspects commerciaux de la création artistique, sur le design et, en particulier, sur la photographie. Tom Smart, directeur et PDG de la Galerie d’art Beaverbrook et commissaire de l’exposition itinérante de 1995, The Art of Mary Pratt : The Substance of Light (L’art de Mary Pratt : la substance de la lumière), note dans le catalogue qui accompagne l’événement que « Todd a exhorté [Pratt] à conserver un dossier de photographies, découpées dans des magazines d’actualités hebdomadaires, comme images sources pour son art. »

 

Mary Pratt, Waterloo Row – Fredericton, 1972
Mary Pratt, Waterloo Row – Fredericton, 1972, huile sur carton, 75,8 x 117,2 cm, collection privée.

 

Pratt se souvient de son enfance idyllique à Fredericton. À bien des égards, cette période donnera le ton à sa vie future. Son père, un soldat de la guerre de tranchées de la Première Guerre mondiale, est déterminé à construire un foyer paisible, un refuge sûr et tranquille, à l’abri du monde extérieur. Pratt se rappelle que, malgré l’importance professionnelle de son père au sein de la ville, la famille faisait preuve de réserve : « Nous étions toujours dehors, toujours. Je ressentais notre différence à Fredericton. » Sa mère est issue d’une longue lignée de femmes qui, comme les décrit Pratt, « ont dû tout faire seules, prendre leur vie en main et se battre. » Tout comme le père de Mary, sa mère souhaite que leur maison de Waterloo Row, l’adresse la plus prestigieuse de Fredericton (à l’époque et encore aujourd’hui), soit un havre de paix, bien qu’un havre ordonné, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

 

Mary West (à droite) avec sa sœur, Barbara West, à Cavendish, Î.-P.-É., v.1940, photographie de Myrtle Moffat.
Mary West (avec son nouveau vélo CCM rouge) et son père, William J. West, Fredericton, 1946, photographie de Katherine West.

Dans un discours prononcé à l’église Wilmot United en 1999, Pratt se souvient : « J’ai passé ma vie dans un petit quartier de Fredericton. En partie à cause de la polio » — comme pour de nombreux Canadiens de sa génération, l’épidémie de polio est une réalité de l’enfance de Pratt — « en partie à cause de parents protecteurs qui croyaient que les petites filles devaient bénéficier d’une vie simple dans un jardin, une cuisine, une école et une église. »

 

Cette vie simple, avec ses parents et sa sœur cadette Barbara, procure à Mary Pratt sécurité et protection, et canalise son imagination vers l’intérieur. Elle lui donne également une confiance en elle qui ne l’a jamais quittée. Privilégiée de grandir en étant aimée, Pratt est consciente d’avoir du potentiel, de même que des responsabilités. L’une de ces responsabilités est l’éducation. Bien qu’elle ait décidé d’étudier en art dès son plus jeune âge, elle change d’avis à dix-huit ans, confiant à son père qu’être artiste est « trop égoïste » . Ce dernier réplique, tel que Pratt l’a rapporté à la critique d’art et conservatrice Robin Laurence, qu’il serait égoïste de sa part de ne pas être une artiste : « Tu as un talent et c’est une obligation pour toi de peindre. C’est ton destin, tu vas devoir étudier en art. » Et jamais l’endroit où devaient avoir lieu ces études n’a été remis en question : l’alma mater de son père, l’Université Mount Allison à Sackville, au Nouveau-Brunswick.

 

 

Université Mount Allison

En 1953, à 18 ans, Mary West commence ses études à l’École des beaux-arts et des arts appliqués de Mount Allison. Elle découvre alors une petite université conservatrice, toujours fidèle à ses racines méthodistes. Dans le domaine des arts, la formation est axée sur de solides bases pratiques. Deux des membres de la faculté sont des peintres réalistes : Ted Pulford (1914-1994) et Alex Colville (1920-2013). Le troisième, Lawren P. Harris (1910-1994), fils de Lawren Harris (1885-1970), un des fondateurs du Groupe des Sept, est un ancien peintre réaliste, donnant dans l’abstraction à compter des années 1950. Tom Smart écrit : « La réputation du département était fondée sur une approche presque exclusivement dédiée à la technique. » Cela convient à Pratt, qui a longtemps soutenu qu’elle n’était pas « artistique » et qu’elle n’avait jamais cherché à s’inspirer ou à se faire valider par le monde de l’art en général. « Le monde de l’art m’échappe », déclare-t-elle en 2014. « Le monde de la vie ne m’échappe pas. »

 

Edward B. Pulford, Alex Colville, A. Y. Jackson et Lawren P. Harris à la Owens Art Gallery, Université Mount Allison, v.1951-1952
De gauche à droite : Edward B. Pulford, Alex Colville, A. Y. Jackson et Lawren P. Harris à la Owens Art Gallery, Université Mount Allison, Sackville, v.1951-1952, photographe inconnu.
Atelier d’art d’été à la Owens Art Gallery, Université Mount Allison, 1956
Atelier d’art d’été à la Owens Art Gallery, Université Mount Allison, Sackville, 1956, photographe inconnu.

Dans les années 1950, la peinture connaît l’une de ses nombreuses crises périodiques. Au Canada, les peintres sérieux qui représentent ce qui est le plus apprécié par la critique travaillent l’abstraction : Jean Paul Riopelle (1923-2002), Jack Bush (1909-1977), Harold Town (1924-1990), William Ronald (1926-1998) et Paul-Émile Borduas (1905-1960). Aux États-Unis, le peintre du moment est Jackson Pollock (1912-1956) et il est à la tête d’un véritable flot d’expressionnistes abstraits. En entrant à l’école d’art, Pratt s’inquiète de perdre son temps, mais elle a la chance de se trouver dans un milieu où un certain type de réalisme — vaguement connu sous le nom de réalisme de l’Atlantiqueest adopté et pratiqué par ses réputés professeurs. Lorsque Colville lui demande ce qu’elle espère tirer de ce programme, Pratt lui répond qu’elle est « terrifiée à l’idée de devenir peintre du dimanche ». Colville lui répond sans hésitation : « Tu ne le seras pas », se souvient-elle. Colville affirme ainsi sa confiance dans l’exigeant programme de Mount Allison, « un régime d’instruction qui promettait d’enterrer l’amateurisme par la rigueur professionnelle ».

 

Le programme d’études suivi par Pratt est principalement destiné aux étudiants qui souhaitent devenir artistes commerciaux, designers industriels ou enseignants. En conséquence, il est fondé sur un ensemble d’approches graduelles et progressives de la création artistique — l’étude des fondements d’abord et l’expérimentation ensuite seulement. Dans le cadre d’un programme de quatre ans, Pratt et ses pairs passent trois ans à étudier les bases du design et du dessin, suivant des cours de sculpture (modelage en argile à partir de sources figuratives), de peinture et de dessin à partir de natures mortes. Ce programme comporte également des cours d’histoire de l’art, enseignant aux étudiants les fondements historiques de l’art occidental jusqu’au modernisme. C’est là que Pratt découvre les artistes qui vont l’influencer, notamment les maîtres néerlandais et en particulier Rembrandt (1606-1669). En fin de parcours, les élèves bénéficient d’un environnement moins structuré qui favorise l’exploration de voies individuelles. Pratt restera cependant attachée à la nature morte sa carrière durant, un genre auquel elle se dévoue déjà à Mount Allison.

 

Jean-Baptiste Siméon Chardin, Nature morte au gibier, v.1750
Jean-Baptiste Siméon Chardin, Nature morte au gibier, probablement les années 1750, huile sur toile, 49,6 x 59,4 cm, National Gallery of Art, Washington, D.C.
Mary Pratt, Classical Still Life with Pheasant (Nature morte classique au faisan)
Mary Pratt, Classical Still Life with Pheasant (Nature morte classique au faisan), 1995, technique mixte sur papier, 75 x 55 cm, collection de Patrick et Lorin Kinsella.

 

 

Christopher Pratt et le déménagement à Terre-Neuve

C’est à l’université que Mary débute ce qui a été l’une des relations les plus importantes de sa vie. En effet, elle y rencontre un jeune étudiant de médecine en année préparatoire originaire de Terre-Neuve nommé Christopher Pratt (né en 1935). « La fascination pour Christopher s’incarnait presque entièrement dans [mon] esprit, écrit-elle, cette partie de [ma] pensée qui se rapporte aux images et aux idées. »

 

Mary West à Terre-Neuve, 1950
Mary West à Terre-Neuve, années 1950, photographie de Christopher Pratt.

Bien que Christopher ait peint dans sa jeunesse, il est poussé par sa famille à choisir un domaine d’études plus utile. Le père de Christopher souhaite le voir reprendre l’entreprise familiale de vente en gros de matériel informatique. Christopher envisage donc d’abord de devenir ingénieur et, en 1952, il suit des cours préparatoires à l’Université Memorial de Terre-Neuve. En 1953, il s’installe à Mount Allison et s’inscrit au cours préparatoire de médecine mais ne choisit finalement que des cours de lettres et de sciences humaines, ainsi que des cours d’art. Malgré les objections de ses parents, Christopher est bien déterminé à devenir peintre.

 

Mary et Christopher se rencontrent en 1953, et commencent à se fréquenter au début de 1955. Mary obtient un certificat en beaux-arts en 1956, ce qui lui permet de devenir professeure d’art ou de pratiquer la thérapie par les arts. Cet automne-là, elle déménage à St. John’s, Terre-Neuve, pour travailler comme art-thérapeute et pour se rapprocher de Christopher, qui a quitté son programme préparatoire de médecine à Mount Allison et est rentré chez lui pour se concentrer sur la peinture.

 

En septembre 1957, le couple se marie. Peu de temps après leur mariage à l’église Wilmot United de Fredericton, Mary et Christopher s’embarquent pour l’Écosse : Christopher a décidé de poursuivre ses études à l’étranger et a été accepté à la Glasgow School of Art. Une fois établie, Mary tente de s’inscrire aux programmes de beaux-arts pour suivre quelques cours mais se voit refuser l’admission, car elle est enceinte et la direction de l’école ne veut pas qu’elle assiste aux cours dans son « état ». (L’exclusion systématique des femmes enceintes de la vie professionnelle était courante dans les années 1950). Les Pratt retournent à St. John’s en juillet 1958 pour la naissance de leur fils, John. Mary s’installe à Fredericton pour l’été tandis que Christopher reste à St. John’s. À la fin de la belle saison, la famille est réunie et rentre à Glasgow.

 

En 1959, les Pratt retournent à Mount Allison, où Christopher termine sa troisième année d’études en art tandis que Mary décide de reprendre ses cours en vue d’obtenir son baccalauréat en beaux-arts. Elle répartit les cours restants sur deux ans. Leur première fille, Anne, naît en 1960. Vers la fin du programme de Mary, un de ses professeurs, Lawren P. Harris, lui donne un conseil qui devient un point marquant de son parcours : « Maintenant vous devez comprendre que dans une famille de peintres, il ne peut y avoir qu’un seul peintre, et dans votre famille, c’est Christopher. » Ce conseil ne se voulait pas aussi cruel qu’il n’y paraît aujourd’hui, et Mary elle-même soutient qu’elle a fini par en être reconnaissante, spéculant que Harris tentait de lui épargner des querelles conjugales. Néanmoins, ce conseil l’a piquée au vif et il témoigne de façon accablante de la discrimination dont les femmes peintres étaient victimes à cette époque.

 

Mary prend le conseil de Harris comme un défi et le relève. Robin Laurence écrit : « Les paroles de Harris ont déclenché le féroce esprit de contradiction de Mary, forgeant sa résolution de continuer à peindre. » Mary racontera cette histoire à de nombreuses reprises au fil des ans, avec toutes les légères variantes auxquelles on peut s’attendre. Une constante demeure cependant : les paroles de Harris ont confirmé sa volonté de peindre. « J’ai toujours eu le sentiment que de toutes les choses que j’ai apprises à l’école d’art, ce moment a probablement été le plus important », déclare-t-elle. Les Pratt obtiennent tous deux leur diplôme à Mount Allison en 1961, après quoi ils retournent vivre à St. John’s. Christopher accepte alors un poste de conservateur à la Galerie d’art de l’Université Memorial (aujourd’hui la Art Gallery of Newfoundland and Labrador).

 

Mary et Christopher Pratt le jour de leur mariage, 1957
Mary et Christopher Pratt le jour de leur mariage, 1957, photographie de Harvey Studios, Fredericton, N.-B.
Mary Pratt (au centre) avec Christopher Pratt (à sa droite) lors de leur remise de diplôme à l’Université Mount Allison, le 16 mai 1961
Mary Pratt (au centre) avec Christopher Pratt (à sa droite) lors de leur remise de diplôme à l’Université Mount Allison, le 16 mai 1961, photographe inconnu.

 

Au cours de ces premières années à Terre-Neuve, Mary parvient à travailler comme artiste, enseignant l’art deux soirs par semaine dans le cadre des cours aux adultes de l’Université Memorial. Elle participe à une exposition de groupe à la Galerie d’art de l’Université Dalhousie, à Halifax. Les exigences d’une famille grandissante ont bien sûr réduit le peu de temps qu’elle a pour se consacrer à la peinture. Le troisième enfant des Pratt, Barbara (Barby), naît au début de 1963.

 

Cette même année, Alex Colville décide de quitter l’enseignement à Mount Allison afin de poursuivre sa carrière de peintre à plein temps. L’université fait comprendre à Christopher que le poste de Colville est le sien s’il le désire. Au même moment, le père de Christopher offre gracieusement au couple de profiter d’une maison de campagne qu’il possède dans le modeste village de St. Mary’s, près du village un peu plus important de Mt. Carmel, sur les bords de la rivière Salmonier, à un peu plus d’une heure de route de St. John’s. Bien que Mary ne dise jamais explicitement qu’elle espère que son mari accepte le poste de Mount Allison au Nouveau-Brunswick, ils savent tous les deux que c’est ce qu’elle préfère. Mais Christopher opte pour Terre-Neuve, pour la peinture à plein temps (il décide également de démissionner de Memorial), et pour la maison de campagne.

 

Mary Pratt, à table, dans sa maison de Salmonier, Terre-Neuve
Mary Pratt, à table, dans sa maison de Salmonier, Terre-Neuve, 1968, photographie de Christopher Pratt.
Mary Pratt, October Window (Fenêtre d’octobre), 1966
Mary Pratt, October Window (Fenêtre d’octobre), 1966, huile sur toile, 40,5 x 66 cm, The Rooms Provincial Art Gallery, St. John’s.

 

Le déménagement à Salmonier convient peut-être à Christopher, mais il se transforme en une sorte d’exil pour Mary. La petite maison est en fait un chalet de pêche saisonnier qui n’est pas aménagé pour l’hiver et n’a pas l’eau courante. Mary se souvient : « On pouvait laisser tomber des pièces de monnaie entre les lattes du plancher… En hiver, quand j’étais enceinte, je devais briser la glace pour aller chercher de l’eau au ruisseau. » Elle décrit ces conditions à Robin Laurence comme étant « moyenâgeuses. » « Les premières années ont été si difficiles que ça me fait mal d’y penser », confie-t-elle à Sandra Gwyn. Diplômée de l’université, protestante, arrivant de loin, ne buvant pas (et donc ne fréquentant pas la taverne locale ni les soirées dansantes), et vivant dans une maison de campagne ayant appartenue à une famille aisée de St. John’s (la « place des Murray »), Pratt détonne dans le quartier pauvre, rural et catholique du St. Mary’s de la fin des années 1950. « J’avais l’impression d’avoir été coupée de mon enfance et de tout ce que j’avais connu », révèle-t-elle en 1989.  

 

En plus de s’occuper des enfants, Mary prend également soin de Christopher, qui, depuis sa démission de l’Université Memorial, souffre de problèmes de santé liés au stress, notamment des troubles gastriques et des crises de panique récurrentes, qu’il attribue à l’enseignement et à son anxiété face à sa carrière artistique. Grâce à la petite maison, ils espèrent pouvoir vivre avec les revenus modestes, mais croissants, de Christopher en tant qu’artiste. En 1964 naît le quatrième enfant des Pratt, Edwyn (Ned).

 

Mary Pratt avec ses enfants, (de gauche à droite) John, Ned, Barby et Anne, 1964
Mary Pratt avec ses enfants, (de gauche à droite) John, Ned, Barby et Anne, 1964, photographie de John Kerr (Jack) Pratt. Jack Pratt est le père de Christopher, connu dans la famille comme Daddy Jack.

 

S’adaptant à leur vie rurale, et libéré des contraintes de Memorial, Christopher s’épanouit artistiquement, tandis que Mary éprouve des difficultés. Elle continue à peindre, mais alors que la carrière de son mari se développe, la sienne stagne. Par exemple, il jouit d’un studio où il peint à plein temps. Après le déjeuner, il s’y retire pour travailler et en ressort pour le dîner, puis il y retourne pour l’après-midi, et y demeure jusqu’à l’heure du souper. Mary, elle, veille avant tout à l’éducation de ses enfants et à l’entretien de la maison familiale.

 

Mary vole néanmoins du temps pour peindre, travaillant sur un petit chevalet, le déplaçant de pièce en pièce et le rangeant hors de vue (et loin des petits doigts) quand elle ne peint pas. Christopher se bâtit une réputation nationale avec de multiples participations aux Biennales de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui, le Musée des beaux-arts du Canada), et il jouit d’expositions personnelles à Vancouver, Montréal, Edmonton et Kingston ainsi que d’une carrière commerciale en plein essor, avec notamment des représentations en galerie à Toronto et à Montréal. De nombreux visiteurs se rendent à la maison pour voir le travail de Christopher et rencontrer sa famille. Selon les souvenirs de Sandra Gwyn, la plupart d’entre eux considèrent Mary comme une femme au foyer : « Les visiteurs de Salmonier, y compris Richard et moi, s’extasiaient sur son pain fait maison et disaient ce qu’il fallait sur son jardin de fleurs et ses enfants. Personne ne pensait à lui poser des questions sur ses peintures, car personne ne savait même qu’il y en avait. » Mary confie avoir été « furieuse que Christopher se soit débrouillé pour que ça marche […] alors que moi, je ne sais comment, je ne l’avais plus. »

 

Christopher Pratt, Boys Dipping Caplin (Pêche au capelan), 1965
Christopher Pratt, Boys Dipping Caplin (Pêche au capelan), 1965, sérigraphie en couleurs sur carton à dessin, image : 19,7 x 25,3 cm, feuille : 37 x 33,3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Mary Pratt, Vegetable Marrow (Courge à moelle), 1966
Mary Pratt, Vegetable Marrow (Courge à moelle), 1966, huile sur carton, 40,6 x 50,8 cm, Galerie Mira Godard, Toronto.

 

 

Que peux-tu être?

Une personne pourtant sait qu’il y a des peintures à voir, il s’agit de Peter Bell qui succède à Christopher comme conservateur de la Galerie d’art de l’Université Memorial. En 1967, il propose à Mary une exposition pour laquelle elle présente quarante-quatre œuvres — des dessins et des peintures — qui ont presque toutes été vendues. (À l’époque, les petites galeries publiques servent souvent d’espaces commerciaux pour les artistes exposants). Mais pour Mary, ses œuvres lui semblent encore préparatoires et, malgré le succès de son exposition, elle demeure incertaine de son travail et cherche une autre direction.

 

Mary Pratt, The Back Porch (La véranda arrière), 1966
Mary Pratt, The Back Porch (La véranda arrière), 1966, huile sur carton entoilé, 50,8 x 40,6 cm, collection de l’Université Memorial de Terre-Neuve, The Rooms Provincial Art Gallery, St. John’s.
Mary Pratt, Stove (Poêle), 1969
Mary Pratt, Stove (Poêle), 1969, huile sur toile, 61 x 45,7 cm, collection de Brendan et Renee Paddick.

À cette époque, Mary peint d’une manière qu’elle qualifie d’« impressionniste », avec d’amples coups de pinceau manifestement influencés par le célèbre peintre montréalais Goodridge Roberts (1904-1974). Bien que Mary ne l’y ait jamais rencontré, Roberts a été artiste en résidence au Centre d’art de l’Université du Nouveau-Brunswick, à Fredericton, où il a des racines. Pendant cette période d’errance artistique, Mary croit que son traitement de la peinture est « laid et désordonné » et elle veut lisser les surfaces, pour les contenir. Puis vient la double épiphanie d’un lit défait et d’une table à souper encombrée.

 

Grâce à deux tableaux datant respectivement de 1968 et de 1969, The Bed (Le lit) et Supper Table (Table du souper), Mary découvre une approche combinant travail au pinceau et utilisation de photographie dans laquelle son sujet et son procédé se fondent. Cette découverte déclenche un formidable élan de créativité qui alimentera sa peinture pendant des décennies. La première révélation de Mary est la reconnaissance de la légèreté de son sujet et de la « charge érotique », pour reprendre ses mots, qu’elle ressent en le traitant. La seconde est l’utilisation de la photographie dans son processus de travail, que Christopher encourage — c’est lui qui prend les images de départ pour Table du souper, quand Mary demeure déterminée à dessiner son sujet. La photographie lui permet de capter la lumière de façon unique, au moment voulu. Elle comprend « ce que devait être la nature de son projet pictural, saisissant non seulement la façon dont la lumière transforme le moment domestique, mais aussi sa propre réponse physique à celui-ci. »

 

Diapositive 35 mm utilisée comme source pour Supper Table (Table du souper), 1969
Diapositive 35 mm utilisée comme source pour Supper Table (Table du souper), 1969, photographie de Christopher Pratt.
Mary Pratt, Supper Table (Table du souper), 1969
Mary Pratt, Supper Table (Table du souper), 1969, huile sur toile, 61 x 91,4 cm, collection de la famille de Mary Pratt.

 

Au début, il est difficile pour Mary de considérer les photographies comme des sources légitimes de son travail, elle en éprouve même de la honte. Malgré ses premières années de formation auprès de John Todd, son passage à Mount Allison lui a appris que l’observation directe de la vie est la bonne façon de peindre. Même ses parents, qui l’ont toujours soutenue, désapprouvent : « Ils étaient très contrariés que je travaille à partir de photographies », se souvient-elle. Ils pensaient que c’était immoral. Ils pensaient que je trichais. » Sur le point de se réaliser pleinement en tant qu’artiste, Mary vit une crise de confiance et bat en retraite. En 1970, elle arrête complètement la peinture pendant un certain temps, laissant le tableau Eviscerated Chickens (Poulets éviscérés), 1971, inachevé sur son chevalet et opte pour des cours de couture.

 

Ses amis et sa famille l’encouragent à reprendre la peinture. Christopher lui écrit un mot et il le glisse dans une enveloppe avec les diapositives à l’origine de son tableau. (Christopher et Mary travaillent tous deux à partir d’images photographiques sur support transparent, montées dans un cadre en plastique ou en carton, de manière à ce qu’elles puissent être projetées, généralement à l’aide d’un projecteur de diapositives). « S’il te plaît, termine cette image, parce que si tu ne le fais pas, je prédis un avenir pérenne rythmé par l’apport de fleurs à l’hôpital psychiatrique le dimanche après-midi », écrit-il. Au final, la fille de Mary, Barby, alors âgée de sept ans, fait pencher la balance en demandant : « Maman, si tu n’es pas peintre, que peux-tu être? » La question l’arrête net : « Je me suis dit : ”Oh mon Dieu, je ne peux pas laisser tomber les filles. Elles ne peuvent pas me voir faiblir maintenant. Que feront-elles quand elles seront grandes à leur tour?” » Pratt reprend donc ses pinceaux, avec la force d’âme qui la caractérise.

 

Mary Pratt, Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972
Mary Pratt, Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972, huile sur masonite, 45,9 x 45,6 cm, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa.
Mary Pratt, Cod Fillets on Tin Foil (Filets de morue sur papier d’aluminium), 1974,
Mary Pratt, Cod Fillets on Tin Foil (Filets de morue sur papier d’aluminium), 1974, huile sur masonite, 53,3 x 68,6 cm, collection d’Angus et Jean Bruneau.

 

Les visiteurs se rendent toujours à Salmonier pour voir le travail de Christopher, mais ils sont de plus en plus nombreux à considérer aussi celui de Mary. Notamment, la conservatrice du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) à Ottawa, Mayo Graham, qui s’intéresse à Cod Fillets on Tin Foil (Filets de morue sur papier d’aluminium), 1974, qu’elle découvre sur un chevalet, dans une petite chambre de la maison, lors d’une visite faite à Christopher avec un collègue. Pratt se souvient de n’avoir pas accordé beaucoup d’importance à cette conversation, qui découle d’une visite d’atelier accidentelle, mais qui a mené à son inclusion dans sa première grande exposition : Some Canadian Women Artists (Quelques femmes artistes canadiennes), un événement organisé par Graham pour le MBAC à l’occasion de l’Année internationale de la femme en 1975. Le musée acquiert en 1976 une des œuvres de Mary présentée dans le cadre de cette exposition, Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972.

 

 

Donna

Le tableau de Mary Pratt de 1978, Girl in Wicker Chair (Fille dans une chaise en osier), fait la couverture du magazine Saturday Night la même année — non sans controverse, car de nombreux lecteurs trouvent choquante l’image d’une jeune femme apparemment nue. C’est la première d’une longue série de peintures figurant Donna Meaney, une adolescente que les Pratt avaient engagée comme nounou et femme de ménage lorsqu’elle avait seize ans, et qui reviendra auprès d’eux plus tard, à l’âge adulte. La jeune femme a d’abord été le modèle de Christopher et nombre des peintures de Mary qui la prennent pour sujet sont inspirées de diapositives prises des années auparavant.

 

Mary Pratt, Girl in Wicker Chair (Fille dans une chaise en osier), 197
Mary Pratt, Girl in Wicker Chair (Fille dans une chaise en osier), 1978, huile sur masonite, 96,3 x 84 cm, collection privée.

 

Christopher et Donna en viennent à nouer une relation à caractère sexuel, bien qu’aucun des deux n’ait jamais révélé exactement quand cette intimité a commencé. Comme le relate Carol Bishop-Gwyn dans son livre de 2019, Art and Rivalry : The Marriage of Mary and Christopher Pratt, leur relation prend sa pleine mesure en 1971, alors que Donna est âgée de 19 ans, et qu’ils font le tour de Terre-Neuve dans une fourgonnette de camping Volkswagen. Bishop-Gwyn décrit le couple, qui évite les restaurants afin d’échapper aux regards (Christopher faisait alors la cuisine) : « Gaiement, pendant les chaudes journées d’août, ils se promenaient en voiture, entreprenaient des randonnées et faisaient l’amour. »  

 

Mary continue tout de même son travail inspiré par Donna en guise de modèle, au sein de peintures à la fois tirées de photographies prises par Christopher et d‘images qu’elle a croquées elle-même. Il s’agit peut-être pour elle d’une façon de faire face à la relation entre Christopher et Donna, pour montrer qu’elle s’élève au-dessus d’eux, ou pour dissiper les rumeurs. Quelle qu’en soit la raison, ses peintures remportent un vif succès. Le contraste est frappant entre les photographies prises par Christopher, où le sujet regarde son amant —This Is Donna (Voici Donna), 1987, par exemple —, et celles de Mary, dans lesquelles le modèle semble presque inconscient de la présence de la photographe, bien que prise dans ce qui semble être une trahison, comme Donna with Powder Puff (Donna avec une houppe à poudrer), 1986. Les figures de Mary sont, en quelque sorte, plus vivantes que celles de Christopher, traversées par une tension inexprimée. L’artiste tente-t-elle de démêler ses émotions dans ces œuvres? Elle ne l’a jamais affirmé d’une manière ou d’une autre. « Ce n’est pas ce qu’on voit », confie-t-elle à Sandra Gwyn, c’est ce qu’on trouve. » Ailleurs, Pratt déclare qu’avec les peintures de Donna, elle est « aussi près [qu’elle ne l’a] jamais souhaité de faire des déclarations sur [sa] propre situation. »  

 

Mary Pratt, Donna with Powder Puff (Donna avec une houppe à poudrer), 1986
Mary Pratt, Donna with Powder Puff (Donna avec une houppe à poudrer), 1986, huile sur masonite, 55,9 x 34,9 cm, collection de Lois Hoegg et Ches Crosbie.
Mary Pratt, Donna, 1986
Mary Pratt, Donna, 1986, huile sur masonite, 90,2 x 69,9 cm, collection de l’Université Memorial de Terre-Neuve, The Rooms Provincial Art Gallery, St. John’s.

 

Malgré la liaison entre Donna et son mari, Pratt maintient que la jeune femme est une amie, voire un membre de la famille. Elle déclare à un journal en 2014 : « J’ai toujours apprécié Donna. Elle fait toujours mon gâteau de Noël. Sa fille est comme une petite-fille. Sa relation avec Christopher n’est pas pareille. Ce qui s’est passé entre eux, ça les regarde. »  

 

 

Indépendance et popularité

Mary Pratt, Barby in the Dress She Made Herself (Barby dans la robe qu’elle a faite elle-même), 1986
Mary Pratt, Barby in the Dress She Made Herself (Barby dans la robe qu’elle a faite elle-même), 1986, huile sur masonite, 90,8 x 60,3 cm, collection privée.
Couverture du recueil de nouvelles d’Alice Munro, No Love Lost (2003)
Couverture du recueil de nouvelles d’Alice Munro, No Love Lost (2003), avec la toile Barby in the Dress She Made Herself (Barby dans la robe qu’elle a faite elle-même), 1986.

En dépit des tensions conjugales, Mary poursuit la tradition familiale d’engagement public, parvenant à trouver le temps, parmi ses tâches domestiques et d’atelier, de faire partie du groupe de travail sur l’éducation de la province de Terre-Neuve et, brièvement, du Fishery Industry Advisory Board. En 1980, Pratt est nommée conseil non-juriste de la Société du barreau de Terre-Neuve-et-Labrador et, quelques années plus tard, elle rejoint le conseil d’administration du Grace Hospital à St. John’s. Elle est également membre du Comité d’étude de la politique culturelle fédérale du Canada, bien qu’elle trouve l’expérience moins importante qu’elle ne l’avait espéré. L’habitude est cependant prise et, à partir de ce moment et jusqu’à ce que son état de santé l’empêche de travailler pour le service public, Mary est une bénévole dévouée pour de nombreuses organisations. Son plus grand héritage est sans doute d’être à l’origine de la création du centre culturel emblématique de Terre-Neuve, The Rooms, à St. John’s. 

 

Mary Pratt continue de développer son répertoire principal tout au long des années 1980. Au cours de cette décennie, elle voit ses enfants grandir et quitter la maison. Faisant écho aux changements dans sa vie, elle peint une série d’œuvres sur les mariages, dont un portrait poignant de sa fille Barbara, Barby in the Dress She Made Herself (Barby dans la robe qu’elle a faite elle-même), 1986. Ses peintures de mariage ont toutes fait l’objet d’une exposition chez son marchand de Vancouver, Equinox Gallery, en 1986. Deux des œuvres de cette exposition sont utilisées comme couvertures des livres d’Alice Munro : Wedding Dress (La robe de mariée), 1986, pour Friend of My Youth, et Barby dans la robe qu’elle a faite elle-même pour No Love Lost.

 

Une autre série de peintures et de dessins en techniques mixtes, figurant des feux, porte ouvertement sur le sacrifice; notamment Burning the Rhododendron (Rhododendron en flammes), 1990, Bonfire with Beggar Bush (Feu de joie et buisson mendiant), 1989, et Bonfire by the River (Feu de joie au bord de la rivière), 1998. Par ailleurs, en utilisant des pastels et des craies de couleur, Pratt peut travailler à une échelle bien supérieure à tout ce qu’elle a tenté à l’huile. Par ces matériaux, elle répond également à des contraintes physiques personnelles : les années à regarder attentivement une toile et à travailler avec de minuscules pinceaux à poils de martre ont exacerbé son arthrite et endommagé sa vision, et elle a de plus en plus de mal à peindre. Le processus de réalisation des dessins est un peu plus doux pour son corps et elle profite des possibilités créatives qu’il offre. Elle ne sombre pas dans la facilité pour autant : travaillant d’ailleurs à grande échelle, elle agrafe le papier à une planche dans son atelier et compose les parties supérieures de son œuvre en se tenant debout sur un petit escabeau. Bien qu’elle apprécie la nouvelle liberté des techniques mixtes, elle ne cesse jamais de peindre à l’huile. Ses dessins et aquarelles sont des répits, le changement étant aussi bon que le repos. Mais Pratt dépend de la vente de peintures pour vivre, alors elle peint.

 

Mary Pratt dans son atelier, années 1990
Mary Pratt dans son atelier, années 1990, photographie de John Reeves.
Vue extérieure de l’atelier de Mary Pratt, années 1990
Vue extérieure de l’atelier de Mary Pratt, années 1990, photographie de John Reeves.

 

Dans les années 1990, les tensions qui couvent depuis longtemps dans le mariage de Mary et Christopher atteignent leur paroxysme, si bien que le couple se sépare. « Ce n’est pas Donna qui nous a séparés », déclare Mary, apaisant les rumeurs, « c’est la fille que Christopher a épousée. » Il continue à vivre dans la maison de Salmonier, tandis qu’elle habite quelque temps à Vancouver et à Toronto, avant de se construire une maison ainsi qu’un atelier à St. John’s (une maison conçue par son beau-frère, l’architecte Philip Pratt). Le couple demeure séparé pendant douze ans avant de divorcer en 2004.

 

Mary Pratt, My Parents’ Bedroom (La chambre de mes parents), 1995
Mary Pratt, My Parents’ Bedroom (La chambre de mes parents), 1995, huile sur toile, 91,4 x 61 cm, collection privée.

Dans les peintures faites au moment de la séparation, une remise en question et une certaine colère se font sentir. Pomegranates in Glass on Glass (Grenades en verre sur verre), 1993, représente des fruits déchirés se répandant sur les surfaces de verre. Dans une interview accordée des années plus tard, Pratt attribue cette colère à ses sentiments à l’égard du divorce. Des sentiments similaires sont exprimés dans Dinner for One (Dîner pour une personne), 1994, qui rappelle Supper Table (Table du souper), 1969. La peinture marque la première utilisation de diapositive comme matériau de base chez Pratt, déterminante dans son développement en tant que peintre. Cette ancienne œuvre dépeint les suites chaotiques d’un dîner familial, tandis que la plus récente figure un repas rangé, en solo. 

 

Malgré ce bouleversement de sa vie intime, la carrière de Pratt est florissante. L’exposition The House inside My Mother’s House (La maison dans la maison de ma mère), organisée en 1995 à la Galerie Mira Godard de Toronto, présente plusieurs nouvelles œuvres, dont de nombreuses peintures de la maison de Waterloo Row où elle a grandi (qui est devenue depuis la maison de sa sœur). La « maison » du titre de l’exposition est une maison de poupée fabriquée par son père, un modèle de la résidence familiale, dépeinte dans le tableau The Doll’s House (La maison de poupée), 1995. Dans les peintures de cette série, la couleur dominante est le rouge, évoquant une lueur riche et suffocante dans My Parents’ Bedroom (La chambre de mes parents) ou un jet de lumière dans The Dining Room with a Red Rug (La salle à manger avec un tapis rouge), toutes deux de 1995. Bien que Pratt devienne célèbre pour ses représentations d’objets domestiques en gros plan, elle représente somme toute peu d’espaces intérieurs, et rien d’autre qui se rapproche un tant soit peu du point de vue étudié d’un lieu unique qu’elle offre dans ces œuvres. La mère de Pratt est morte deux ans après l’exposition des œuvres sur sa maison, à l’âge de 87 ans. (Son père décède en 1985).

 

Plus tard, en 1995, la Galerie d’art Beaverbrook organise la première rétrospective de l’artiste, The Art of Mary Pratt : The Substance of Light (L’art de Mary Pratt : la substance de la lumière), dont Tom Smart est le commissaire, et qui jouit d’une tournée de deux ans au Canada. La carrière de Pratt continue à se développer par la suite tandis qu’elle expose régulièrement chez ses deux marchands, Mira Godard à Toronto et Equinox Gallery à Vancouver. Malgré son succès grandissant, elle se sent marginale dans le monde de l’art, confiant à un public de Fredericton, lors de l’ouverture de son exposition itinérante The Substance of Light (La substance de la lumière), que le fait d’être réaliste l’aliène « du courant dominant de l’art contemporain. »

 

Entre 1995 et 2002, Pratt travaille sur une série de gravures sur bois, une collaboration avec le maître graveur Masato Arikushi (né en 1947). En 2000, elle publie A Personal Calligraphy, une collection de textes tirés de son journal intime, de mémoires déjà publiés, de discours et de conférences. Le livre est bien accueilli et, en 2001, Pratt remporte le prix Newfoundland Herald Non-Fiction Award de la Writers’ Alliance of Newfoundland and Labrador.

 

Mary Pratt, Mangoes on a Brass Plate, 1995
Mary Pratt, Mangoes on a Brass Plate (Mangues sur une assiette de laiton), 1995, gravure sur bois en couleurs, 40,8 x 61,3 cm, Owens Art Gallery, Université Mount Allison, Sackville.

 

Pratt continue à exposer régulièrement dans des galeries commerciales à Vancouver, Toronto, Edmonton, Fredericton, etc. Une exposition muséale, Simple Bliss (Un bonheur simple), est organisée par la MacKenzie Art Gallery de Regina et fait le tour du pays de 2004 à 2005. Cette exposition, commissariée par Patricia Deadman, présente des œuvres de Pratt des dix dernières années, notamment l’ensemble des estampes ukiyo-e réalisées avec Arikushi et intitulées Transformations. Pratt se remarie en 2006 avec l’artiste américain James Rosen et ils divorcent dix ans plus tard. « J’ai toujours eu de la chance », confie Pratt en 2014, « sauf avec les hommes. »  

 

Mary Pratt, The Rooms Provincial Art Gallery, St. Johns, mai à septembre 2013
Vue d’installation de l’exposition Mary Pratt, The Rooms Provincial Art Gallery, St. Johns, mai à septembre 2013, photographe inconnu.

En 2013, Mary Pratt, une exposition rétrospective organisée conjointement par The Rooms et le Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, fait également le tour du pays. Elle présente des œuvres couvrant l’ensemble de la carrière de l’artiste. Mireille Eagan et Caroline Stone (toutes deux conservatrices à The Rooms, St. John’s), de même que Sarah Fillmore (conservatrice au Musée des beaux-arts de Nouvelle-Écosse, Halifax) sont co-commissaires de l’exposition qui est inaugurée à St. John’s en mai 2013, pour ensuite voyager à la Art Gallery of Windsor, à la Collection McMichael d’art canadien de Kleinburg et à la MacKenzie Art Gallery de Regina. La dernière étape de l’événement, au Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, à Halifax, est présentée jusqu’en janvier 2015.  

 

Malgré qu’il ait refusé de diffuser cette exposition rétrospective, le Musée des beaux-arts du Canada d’Ottawa entreprend sa propre exposition des œuvres de Mary Pratt en 2015, dans le cadre de sa série Comprendre nos chefs-d’œuvre. Intitulée This Little Painting (Cette petite peinture) et organisée conjointement par Eagan et le conservateur du Musée des beaux-arts du Canada, Jonathan Shaughnessy, cette modeste exposition est montée en même temps qu’une rétrospective d’Alex Colville. Le titre provient de la description qu’avait faite Mary de Red Currant Jelly (Gelée de groseilles), 1972, sa première œuvre acquise par le Musée des beaux-arts du Canada. L’exposition de Pratt est la première de la série Comprendre nos chefs-d’œuvre à être consacrée à un artiste vivant.

 

Lorsque Mary Pratt s’éteint à St. John’s le 14 août 2018, elle est l’une des artistes les plus populaires au pays. L’ancienne gouverneure générale Adrienne Clarkson, une amie proche de Pratt depuis quarante-cinq ans, écrit : « Mary a créé un ensemble d’œuvres sans égal dans l’histoire de l’art au Canada. Elle savait que le moment viendrait où les gens tiendraient compte de sa vision et épouseraient son idée de ce qui doit être regardé, qui combine à la fois la beauté et la douleur. » Mireille Eagan écrit que Mary « nous a montré comment tenir, chérir, un moment avant de devoir inévitablement nous retourner pour continuer la journée. » Ces mots rappellent l’une des déclarations de Mary, en 2000 : « Et alors je roule ma bosse, en essayant de rester calme devant les difficultés — en gardant ce que j’aime, en refusant d’admettre la perte, en laissant des couches et des couches de plaisir me distraire des réalités que je n’ai pas la capacité de changer. » Mary Pratt a dû faire face à de nombreuses réalités qu’elle ne pouvait changer, mais grâce à sa persévérance, elle est devenue, selon les mots de Clarkson, « notre plus grande femme peintre depuis Emily Carr ».
 

Mary Pratt avec sa toile Chocolate Birthday Cake (Gâteau au chocolat d’anniversaire), 1997
Mary Pratt avec sa toile Chocolate Birthday Cake (Gâteau d’anniversaire au chocolat), 1997, photographie de Greg Locke.

 

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