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Jean Paul Riopelle (1923-2002) est l’un des artistes canadiens les plus marquants du vingtième siècle. Attiré par la peinture dès son jeune âge, il s’inscrit au programme d’art de l’École du meuble de Montréal en 1943 où il rencontre le peintre Paul-Émile Borduas (1905-1960). Cette étape est déterminante dans la vie de Riopelle qui allait se joindre à l’important groupe d’artistes québécois, les Automatistes, et être l’un des signataires de l’illustre manifeste de 1948, Refus global. Riopelle s’établit plus tard à Paris où il devient le seul peintre canadien reconnu en Europe et dans le reste du monde. Stylistiquement lié à certains des plus importants courants de son temps, Riopelle déploie une œuvre riche et variée qui constitue son principal héritage, oscillant d’une manière complètement inédite entre abstraction et figuration.

 

 

La jeunesse et les années de formation

Jean Paul Riopelle v.1928, photographe inconnu. Archives Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle. Cette photographie de Riopelle, alors âgé d’environ cinq ans, révèle son goût précoce pour la pêche.
Escaliers extérieurs sur l’avenue de Lorimier, entre l’avenue Laurier et la rue Rachel, le 27 juin 1967, Archives de la Ville de Montréal.

Jean Paul Riopelle est né le 7 octobre 1923 à Montréal, d’une famille relativement aisée. Son père Léopold est un charpentier de formation qui a rencontré le succès dans l’immobilier et la construction. Il s’est fait connaître pour ses escaliers extérieurs si typiques des maisons montréalaises, en particulier celles des quartiers de la classe ouvrière, près de l’avenue de Lorimier, où habitent les Riopelle. La mère de Jean Paul, Anna Riopelle (ses parents sont cousins) est la fille unique d’un homme d’affaires dont elle a hérité de plusieurs propriétés. Le goût de Jean Paul pour la nature remonte à son plus jeune âge, comme le montre une photographie prise lorsqu’il avait environ cinq ans, le présentant triomphant au retour d’un voyage de pêche.

 

Le seul frère de Jean Paul, Pierre, est de trois ans son cadet. Le 8 novembre 1930, alors que Jean Paul n’a que sept ans, il doit affronter avec sa famille la mort tragique de Pierre. Suivant le rituel catholique des sépultures d’enfants, les vêtements du petit Pierre, les tentures de l’église et les accessoires liturgiques sont tous blancs. Dans sa biographie de Riopelle, Hélène de Billy rapporte que, pour quelque temps ensuite, le blanc et « tout ce qui rappelle la neige correspond[ent] à l’abandon, à la souffrance et à la mort » pour le peintre. Une telle association avec une perte profonde explique peut-être la prédominance initiale de la couleur vive dans son œuvre.

 

Riopelle commence son éducation dans son voisinage, à l’école Saint-Louis de Gonzague. En 1936, quand il a treize ans, ses parents répondant à l’intérêt grandissant de leur fils pour les arts, l’encouragent à suivre les cours de dessin et de peinture qu’Henri Bisson (1900-1973) donne chez lui la fin de semaine. La production artistique de Bisson tient surtout dans la sculpture, fondée sur une pratique assidue du dessin d’après modèle vivant. Quelques-unes de ses sculptures ont été présentées à de mutiples éditions du Salon du printemps de Montréal (1934-1936, 1938, 1942-1943). Il est le principal artiste œuvrant au Monument à la gloire des patriotes, 1937, un projet commémorant le centenaire de la résistance des patriotes lors des insurrections du Bas-Canada en 1837-1838 (la rébellion des Patriotes au Québec), et d’un autre monument dédié à Jean-Olivier Chénier, un patriote de Saint-Eustache qui est mort durant le même conflit sous domination coloniale britannique.

 

Henri Bisson, Monument à la gloire des Patriotes, 1937, granite et bronze, 563,88 x 78,74 cm, Parc des Patriotes, Saint-Charles-sur-Richelieu, MRC de la Vallée du Richelieu.
Henri Bisson, Esquisse, 1973, fusain, craie et sanguine sur papier, 27,5 x 20,6 cm, collection privée.

 

Riopelle garde des souvenirs heureux, quoique contradictoires, de son professeur de dessin et de ce qu’il appellera plus tard son « école bissonnière ». Bisson s’est fait l’apôtre de la copie la plus réaliste qui soit de la nature, une philosophie de l’art qui condamne tout ce qui s’écarte de la représentation fidèle d’un sujet. En particulier, son aversion pour les impressionnistes allait avoir un grand impact sur Riopelle, qui allait bientôt apprécier leur application expressive de la matière et leurs combinaisons novatrices de couleurs.

 

On peut rattacher certaines des œuvres les plus anciennes de Riopelle à son passage chez Bisson. En ce sens, Nature bien morte, 1942,  serait, aux dires de Yvette Bisson, une copie d’une œuvre de son père Henri. Selon l’historien de l’art Pierre Schneider (1925-2013), l’œuvre de Riopelle a été conçue d’après la Vanité au Darwin, s.d., de Bisson. L’interprétation de Riopelle représente une vanité des arts (pinceaux, palette, clairon, livres) et des sciences, et il l’a bien sûr titrée rétrospectivement, non sans une pointe d’humour, Nature bien morte.

 

Jean Paul Riopelle, Nature bien morte, 1942, huile sur toile, 42 x 61 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée.

 

 

L’École du meuble

Les parents du jeune Riopelle ont voulu le voir s’orienter vers un métier plus rentable que la peinture. C’est la raison qui explique son inscription en 1941 à l’École polytechnique de Montréal pour qu’il y étudie l’architecture et l’ingénierie. L’année suivante, toujours attiré par la peinture, et n’ayant pas eu de succès à Polytechnique, il s’inscrit à l’École des beaux-arts de Montréal, pour finalement passer à l’École du meuble en 1943.

 

Jean Paul Riopelle en train de peindre à Saint-Fabien-sur-Mer, v.1944. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Photographie de Françoise Riopelle. Archives Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle.

Ce dernier milieu, moins académique que l’École des beaux-arts alors dirigée par Charles Maillard (1887-1973), donne à Riopelle l’occasion de suivre les cours de Paul-Émile Borduas (1905-1960), Marcel Parizeau (1898-1945) et Maurice Gagnon (1904-1956). Il se lie rapidement avec plusieurs des élèves de Borduas, dont quelques futurs membres des Automatistes, tels que le peintre Marcel Barbeau (1925-2016) et le photographe Maurice Perron (1924-1999), que Riopelle a d’ailleurs connu à l’école Saint-Louis de Gonzague, durant l’adolescence.

 

Au début de sa formation à l’École du meuble, et encore marqué par les leçons de Bisson, Riopelle résiste à l’enseignement de Borduas. Ce dernier s’intéresse à la peinture abstraite et encourage ses élèves à laisser tomber leurs idées préconçues pour mieux peindre suivant une nouvelle perspective. Au début, Riopelle ne peut comprendre pourquoi Borduas évalue ses dessins académiques comme les pires de la classe. Toutefois, Riopelle embrasse bientôt la manière de son professeur et commence à avoir du succès. Borduas était un professeur engagé et soucieux de ce que chaque élève développe sa voix propre, et ses cours sont formateurs, tant sur le plan artistique qu’humain. Les  exercices d’écriture et de peinture automatiques de Borduas, fondés sur les techniques surréalistes qui favorisent la libre pensée et l’imagination subconsciente, ont été décisifs pour Riopelle qui se détache définitivement de l’enseignement académique de Bisson.

 

En 1944-1945, alors qu’il est encore étudiant, Riopelle passe une partie de l’hiver avec Borduas dans le but de se concentrer sur son étude de la peinture. Borduas était récemment retourné à Saint-Hilaire, sa ville natale à 35 kilomètres au nord-est de Montréal (aujourd’hui la Ville de Mont-Saint-Hilaire), et sa maison est devenue, pour les jeunes Automatistes, un refuge de gestation artistique. Les membres du groupe commencent à explorer des idées radicales liées à l’art et à la politique, qui allaient culminer quelques années plus tard avec la création de Refus global, mais qui s’inscrivaient en décalage avec la scène internationale selon Riopelle. Les idées sur l’art, sur la peinture, ont pris du temps à traverser depuis les centres de New York et de Paris vers Montréal et, en conséquence, Riopelle sent que ses amis et lui sont à la traîne.

 

Un autre événement d’importance marque le passage de Riopelle de la peinture académique de ses débuts à l’abstraction pour laquelle il sera reconnu : son contact avec les tableaux de Vincent van Gogh (1835-1890). En 1944, une exposition majeure d’art hollandais du Musée des beaux-arts de Montréal présente les œuvres de l’artiste. Riopelle est alors saisi par le postimpressionnisme de Van Gogh. Peu de temps après avoir vu ces œuvres, Riopelle voyage à Saint-Fabien, un petit village du Bas-Saint-Laurent. Il produit là sa première « abstraction » : la représentation d’un trou d’eau laissé sur la grève, par la marée, que ses amis qualifient de « non-figurative ». Riopelle affirmera plus tard avoir peint exactement ce qu’il a vu. Malheureusement, il ne reste aucune trace de cette œuvre décisive.

 

Vincent van Gogh, Portrait de l’artiste, 1889, huile sur toile, 65 x 54,5 cm, Musée d’Orsay, Paris. 
Jean Paul Riopelle, Saint-Fabien, 1944, huile sur toile collée sur carton, 30,4 x 41 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Musée national des beaux-arts du Québec, Québec.

 

 

L’atelier de la ruelle

En 1946, l’ami de Riopelle, Marcel Barbeau, loue pour 10 dollars par mois (utilisant l’argent gagné à l’épicerie familiale), un « atelier », à vrai dire un hangar, donnant sur la ruelle entre les rues Saint-Hubert et Resther, à Montréal. Riopelle, dont les nouvelles œuvres ne sont plus appréciées de ses parents — sa mère décrit ses « abstractions » comme des œuvres du diable — partage avec Barbeau et Jean‐Paul Mousseau (1927-1991) l’atelier de la ruelle. C’est dans cet atelier improvisé que Riopelle, Barbeau et Mousseau commencent vraiment à explorer le potentiel explosif de l’automatisme.

 

Riopelle décrit ces premières peintures automatistes comme des œuvres de « destruction ». Comme il l’expliquera plus tard dans sa vie :

 

Il est resté très peu de ces toiles, car, en général, elles étaient très fragiles. Elles ont été exécutées à l’émail, à la peinture automobile, parce que nous n’avions pas d’argent pour acheter autre chose. Et puis, on peignait à un tel rythme qu’on prenait tout ce qui nous tombait sous la main. L’essentiel, c’était de peindre coûte que coûte, pour peindre. C’était une destruction, plutôt qu’une construction.

 

Perron, Maurice, Première Exposition collective des automatistes, de la maquette du manifeste « Refus global ». Épreuve à la gélatine argentique, 5,9 x 10,2 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Fonds Maurice Perron (1999.205.02). © Avec l’aimable autorisation de Line-Sylvie Perron.
Jean Paul Riopelle, Ontario, 9 décembre, 1945, émail sur toile, 86,5 x 106,1 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection de la famille Charest.

 

Du 20 au 29 avril 1946, Riopelle participe à la première exposition du groupe des Automatistes, simplement intitulée Exposition de peinture, au 1257, rue Amherst, à Montréal, en compagnie de Marcel Barbeau, Paul-Émile Borduas, Roger Fauteux (né en 1923), Pierre Gauvreau (1922-2011), Fernand Leduc (1916-2014), et Jean-Paul Mousseau. En accord avec leur intérêt à cette époque, les travaux en exposition sont de nature expérimentale; l’événement ne vise pas à commémorer une production majeure ou durable, mais à révéler leur création, dans la joie du moment. Plusieurs œuvres présentées sont collaboratives, reflétant la philosophie des jeunes artistes qui n’aspiraient pas à peindre de manière individuelle, mais à créer de manière automatique et impersonnelle.

 

Aujourd’hui, sans doute en cohérence avec les intentions de l’exposition, tout ce qui reste de la participation de Riopelle à l’événement tient dans le compte rendu du journaliste et poète Charles Doyon. Dans un article, il mentionne les titres de trois tableaux : Ainsi il n’y a plus de désert, Tout se retrouve et Jamais avril n’apparut. Ces titres sont introuvables dans le premier volume du Catalogue raisonné de Riopelle. Il faut dire que Doyon n’est sans doute pas une très bonne source pour ce genre de renseignement. Poète à ses heures, il a tendance à y mettre du sien dans la composition des titres des œuvres dont il traitait, sinon à les inventer carrément .

 

Jean Paul Riopelle, Entre les quatre murs du vent, j’écoute – Nadaka, 1947, huile sur toile, 76 x 92 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée.

 

 

Les premiers voyages en France

À l’été 1946, Riopelle part pour un premier et bref voyage en France qu’il dit avoir fait « à fond de cales », car il a obtenu d’y travailler à titre de palefrenier. Durant ce séjour formateur loin de la maison, il est saisi par les extraordinaires représentations de chevaux du peintre romantique Théodore Géricault (1791-1824) qu’il voit au Musée des beaux-arts de Rouen.

 

Théodore Géricault, Cheval arabe blanc-gris, v.1812, huile sur toile, 60 x 73 cm, Musée des beaux-arts de Rouen.
Francisco José de Goya y Lucientes, Le trois mai 1808 à Madrid ou « Les exécutions », 1814, huile sur toile, 268 x 347 cm, Museo Nacional del Prado, Madrid.

Bientôt, il se rend au Musée de l’Orangerie du Jardins des Tuileries à Paris, où il visite une exposition Les Chefs-d’œuvre des collections privées françaises retrouvés en Allemagne par la Commission de récupération artistique et les Services Alliés. Les tableaux qui l’intéressent le plus au sein de l’exposition sont ceux de Claude Monet (1840-1926), Berthe Morisot (1841-1895), Jean-Antoine Watteau (1684-1721), Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) et Francisco Goya (1746-1828). Monet en particulier allait constituer une inspiration durable pour le jeune artiste. 

 

Ce premier séjour en France est pour Riopelle une révélation : « J’ai décidé que c’était en Île-de-France, là où la lumière est la plus belle, que je vivrais. » À la fin de septembre 1946, Riopelle retourne au Canada où il retrouve son amie Françoise Lespérance (née en 1927). Les amoureux font une escapade de quelques semaines à New York en octobre, en compagnie de l’ami de Riopelle, le dramaturge Claude Gauvreau (1925-1971). Là, Riopelle en profite pour visiter l’atelier de l’artiste britannique William Hayter (1901-1988), où il se familiarise avec les techniques de gravure avec d’autres importants artistes du temps. Une fois de retour au Canada, le jeune couple se marie le 30 octobre 1946, à l’église de l’Immaculée-Conception de Montréal, contre la volonté de leurs parents qui les trouvent trop jeunes. Malgré tout, le père de Riopelle offre aux jeunes mariés, comme cadeau de noces, une maison qu’ils s’empressent de vendre, ce qui leur donne les moyens de vivre et de voyager à leur guise. Ils commencent par Paris, où ils sont fort probablement partis le 9 décembre 1946

 

Perron, Maurice, Jean-Paul Riopelle, vers 1947. Épreuve à la gélatine argentique, 34,3 x 27,3 cm, Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Fonds Maurice Perron (1999.142). © Avec l’aimable autorisation de Line-Sylvie Perron. 
Perron, Maurice, Françoise Lespérance Riopelle, vers 1947. Épreuve à la gélatine argentique, 34,3 x 23,8 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Fonds Maurice Perron (1999.145). © Avec l’aimable autorisation de Line-Sylvie Perron.

Riopelle fait la connaissance du marchand d’art parisien Pierre Loeb (1897-1964), propriétaire de la Galerie Pierre, qui assure la promotion d’artistes surréalistes et cubistes d’envergure, notamment Pablo Picasso (1881-1973) et Joan Miró (1893-1983). C’est par son entremise que Riopelle rencontre l’écrivain français André Breton (1896-1966), père du mouvement surréaliste, qui l’invite à participer à la grande exposition surréaliste de juin 1947 et le charge de transmettre l’invitation à Borduas et ses amis. Riopelle raconte à Borduas son entretien avec Breton : 

 

Nous [Breton et moi] discutâmes d’automatisme et de surréalisme en général. Bien que l’automatisme ne soit pas à son avis l’unique façon de pénétrer ce monde intérieur, sa réaction à la vue de nos œuvres prouve que, si chez les peintres surréalistes l’automatisme ne s’est manifesté que timidement, Breton n’y est pour rien. Ainsi, comme vous pouvez le constater, une invitation vous est transmise pour prendre part à une exposition internationale surréaliste. Cette invitation s’étend à Barbeau, Gauvreau, Mousseau et Fauteux.

 

Comme l’attitude de Breton semble quelque peu méprisante, Borduas et les autres membres du groupe décident de remettre à une autre occasion leur collaboration officielle avec les surréalistes. Riopelle est d’ailleurs le seul Canadien à signer le manifeste Rupture inaugurale rédigé par Henri Pastoureau, également signé par Breton, et à participer à la VIe exposition internationale du surréalisme organisée par Breton et Marcel Duchamp (1887-1968), et qui s’est tenue à l’été 1947 à la Galerie Maeght à Paris. Riopelle y présente deux aquarelles, dont l’une intitulée Eaux-mères, 1947.

 

Perron, Maurice, Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947. Épreuve à la gélatine argentique, 25,5 x 25,5 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Fonds Maurice Perron (1999.230). © Avec l’aimable autorisation de Line-Sylvie Perron. 
Jean Paul Riopelle, Eaux-mères, 1947, encre sur papier, 27,5 x 45,5 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée. 

 

 

Refus global et la première expo parisienne

En 1947, les Riopelle rentrent à Montréal pour la naissance de leur première fille, Yseult. Bientôt, Riopelle contribue à une exposition conjointe avec Jean-Paul Mousseau, tenue dans l’appartement de Muriel Guilbault, rue Sherbrooke Ouest à Montréal, du 28 novembre au 15 décembre. Il décourage les Automatistes réunis de signer le manifeste français Rupture inaugurale et lance plutôt l’idée que le groupe devrait produire son propre manifeste contre l’esprit de clocher de la société québécoise sous Maurice Duplessis (1890-1959), un traditionnaliste ultraconservateur qui a gagné plusieurs élections consécutives à titre de premier ministre de la province.

 

Page couverture du manifeste surréaliste Rupture inaugurale (1947).
Jean Paul Riopelle et Pierre Gauvreau, page couverture de Refus global, 1948, encre sur papier, 21,5 x 18,5 cm. Paul-Émile Borduas et autres signataires, Refus global, Saint-Hilaire, Éditions Mithra-Mythe, 1948. © Successions Jean Paul Riopelle et Pierre Gauvreau / SOCAN (2019).

En février 1948, c’est donc à la suggestion de Riopelle que Borduas entreprend de rédiger l’essai principal de ce qui est devenu Refus global, manifeste anticlérical, contestataire et anarchiste dénonçant l’obscurantisme de la société québécoise du temps. On l’a complété avec d’autres textes (notamment de Pierre et Claude Gauvreau, de Françoise Sullivan et de Fernand Leduc). Riopelle a fourni l’aquarelle qui en orne la couverture. Des photos d’œuvres des membres du groupe prises par Maurice Perron ont été ajoutées pour compléter la publication. Le manifeste compte seize signataires : Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Paul-Émile Borduas, Bruno Cormier, Claude et Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron, Fernand Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louise Renaud, Thérèse Renaud, Jean Paul et Françoise Riopelle et Françoise Sullivan. 

 

L’idée première consistait à faire de Refus global une sorte de catalogue pour accompagner une exposition des œuvres du groupe, mais Riopelle s’y est opposé et a insisté pour faire du lancement du manifeste un événement à part entière. Borduas croit alors prudent de choisir le 9 août comme date de lancement, durant les vacances scolaires, de manière à le dissocier de son enseignement à l’École du meuble. Mais en vain : le manifeste cause tout un tollé et lui coûte son emploi. Refus global se révèlera pourtant comme un des facteurs déterminants qui allaient conduire à la transformation de la société québécoise dans la Révolution tranquille des années 1960.

 

Près de la fin de 1948, les Riopelle retournent à Paris. La première exposition solo parisienne du peintre, Riopelle à La Dragonne, allait bientôt avoir lieu. Elle prend place du 23 mars au 23 avril 1949, à la Galerie Nina Dausset, où Riopelle expose ses encres, aquarelles, et peintures à l’huile. Des œuvres comme Cité sans parole – La ruche du bois, 1948, sont composées de fonds très colorés, équilibrés par d’audacieuses giclées d’encre, ce qui est caractéristique de sa production du temps. André Breton, Élisa Breton (1906-2000) et le poète Benjamin Péret (1899-1959), dadaïste et surréaliste, lui consacrent un texte à cette occasion : « Aparté » insiste sur le caractère « canadien » de Riopelle — son accent, les maisons « gris perle » de la Gaspésie, les « lacs sombres » au nord de Montréal, les « grands bois ». Breton qualifie Riopelle de « trappeur supérieur », une étiquette qui lui est longtemps restée attachée, à Paris :

 

Pour moi, c’est l’art d’un trappeur supérieur. Des pièges à la fois pour les bêtes des terriers et pour celles de la nuagerie, comme disait Germain Nouveau. Ce qui me concilie l’idée de piège, que j’aime modérément, c’est que ce sont aussi des pièges pour les pièges. Une fois ces pièges piégés, un haut degré de liberté est atteint.

 

Jean Paul Riopelle, Cité sans parole – La ruche du bois, 1948, aquarelle et encre sur papier, 24,6 x 34,4 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée. Ce tableau a figuré dans l’exposition Riopelle à La Dragonne tenue à la Galerie Nina Dausset de Paris en 1949.

 

 

Véhémences confrontées et l’innovation des mosaïques

En 1951, le peintre Georges Mathieu (1921-2012), chef de file du mouvement de l’abstraction lyrique français, organise une exposition à caractère international, Véhémences confrontées. Son but est de « confronter » les diverses tendances de l’art contemporain en France, en Allemagne, en Italie et en Amérique du Nord. L’exposition inclut des peintures de Jackson Pollock, Willem de Kooning (1904-1997), Giuseppe Capogrossi (1900-1972), Alfred Russell (1920-2007) et Riopelle. Comme Mathieu l’écrira plus tard, il a « fait faire la présentation de l’exposition sous la forme d’une grande affiche-manifeste, sur papier couché portant les textes en rouge au recto et les reproductions des œuvres et les graphiques en noir au verso ».

 

Jean Paul Riopelle dans son atelier de la rue Durantin, à Paris, en 1952. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Photographie de John Craven.
Jean Paul Riopelle, Hommage à Robert le Diabolique, 1953, huile sur toile, 200 x 282 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Fondation Gandur pour l’Art, Genève.

 

Pour Riopelle, qui ressentait déjà un certain détachement à l’égard de Breton et du surréalisme, sa participation à Véhémences confrontées marque son évolution vers une production bientôt connue comme la période des « mosaïques ». Dans les années 1950, ces vastes peintures, telles que La Roue (Cold Dog – Indian Summer), 1954-1955, ont fait connaître Riopelle et lui ont valu une renommée internationale pour son abandon du pinceau au profit du couteau à palette. Les tableaux, composés de couleur pure sortie du tube et appliquée à la spatule, présentent un côté aérien et donnent à penser aux tessères d’une mosaïque.

 

En 1952, l’ami de Riopelle, Henri Fara, lui prête son atelier, rue Durantin à Montmartre. « C’est la première fois que j’ai un atelier à moi », confesse Riopelle. Cet espace créatif lui permet d’exposer à la Galerie Pierre Loeb du 8 au 23 mai 1953. Pour Pierre Schneider, cette exposition décisive est le point de départ de la notoriété de Riopelle à Paris : « Inconnu en 1947, n’exposant que dans de petites galeries de la rive gauche, il n’acquiert quelque notoriété que vers 1953, alors qu’il expose chez Pierre Loeb ».

 

Jean Paul Riopelle, La roue (Cold Dog – Indian Summer), 1954-1955, huile sur toile, 250 x 331 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Musée des beaux-arts de Montréal.

 

La renommée croissante de Riopelle incite Pierre Matisse, le plus jeune des enfants du peintre français Henri Matisse (1869-1954), à l’inclure dans une exposition collective organisée à sa galerie new-yorkaise et tenue du 26 octobre au 14 novembre 1953. L’événement présente des œuvres de peintres reconnus à l’international tels que Balthus (1908-2001), Georges Braque (1882-1863), Constantin Brancusi (1876-1957), Marc Chagall (1887-1985), André Derain (1880-1954), Jean Dubuffet (1901-1985), Alberto Giacometti (1901-1966), Joan Miró (1893-1983), Amadeo Modigliani (1884-1920) et Georges Rouault (1871-1958). Parmi les œuvres de Riopelle présentées dans l’exposition figure Hommage à Robert le diabolique, 1953, l’une de ses mosaïques les plus exemplaires. L’événement est un succès, si bien qu’à partir de 1954, Pierre Matisse présente régulièrement les œuvres de Riopelle à New York, dans le cadre d’expositions solos, ce qui est significatif considérant la rivalité forgée entre l’école de Paris et de New York (Riopelle était alors associé à la première), et qui commençait à prendre de l’ampleur. En outre, les deux hommes deviennent amis, partageant le même enthousiasme pour les voiliers et les voitures de collection.

 

Sam Francis accompagné de Jean Paul Riopelle sur sa moto de marque Peugeot à Paris, en 1953. © 2019 Sam Francis Foundation, California / SOCAN, Montreal / Artists Rights Society. Photographie de Carol Haerer.
Pierre Matisse et Jean Paul Riopelle (avec sa fameuse Bugatti) sur la Côte d’Azur, v.1964,  photographe inconnu. Archives Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle.

 

 

Les années 1960 : la relation avec Mitchell et Monet

Joan Mitchell (1925-1992), une jeune peintre originaire de Chicago, rencontre Riopelle à Paris à l’été 1955. Riopelle et Françoise Lespérance allaient se séparer quelques années plus tard, en 1958 (ils divorceront en 1959). Mitchell et Riopelle deviennent rapidement amoureux et commencent une relation qui a duré près de vingt-cinq ans. À cette période, Riopelle expose à deux reprises à la Pierre Matisse Gallery de New York, la première fois en mai 1955, la seconde, en décembre de la même année. Il se peut que Mitchell ait vu cette seconde exposition, car elle rentre en Amérique quelques semaines après ses premières rencontres avec Riopelle et travaille à son atelier de St. Mark’s Place à New York. Les deux artistes entretiennent une correspondance quand ils sont séparés. Dans une lettre du 10 janvier 1956, Riopelle lui révèle qu’à court d’inspiration à l’huile, il peint à la gouache. C’est un moyen d’expression dans lequel il a d’ailleurs excellé, comme en témoigne Eskimo Mask (Masque esquimau), 1955.

 

Joan Mitchell et Jean Paul Riopelle dans leur atelier-appartement de la rue Frémicourt à Paris, en 1963. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Photographie de Heidi Meister.

À compter de 1959, Mitchell vit en permanence à Paris, où elle habite avec Riopelle, rue Frémicourt, dans le quinzième arrondissement. À l’été 1960, lors d’un séjour à Long Island, près de New York, Riopelle renoue avec la pratique de la sculpture. L’artiste aime à répéter qu’il s’adonne à la sculpture « depuis toujours », comme en font foi trois petites figures de terre crue, datées de 1947-1948, photographiées dans la neige par Riopelle lui-même. À son retour en France, il partage un atelier à Meudon, au sud-ouest de Paris, avec Roseline Granet (née en 1936), une sculptrice française connue pour son Hommage à Jean-Paul Sartre, 1987, une œuvre commandée par la ville de Paris. Tout au long de sa carrière, Riopelle réalise un grand nombre de sculptures auxquelles il affirme accorder « une énorme importance ».

 

Du 26 juin au 23 août 1962, Riopelle participe à la XXXIe Biennale de Venise où ses œuvres — des tableaux et des sculptures fraîchement coulées en bronze telle La dent à l’opéra, 1960 — occupent tout le Pavillon du Canada et lui valent le Prix de l’UNESCO, « une distinction qu’aucun autre artiste canadien n’a encore décrochée ». À la même édition, Alberto Giacometti décroche le grand prix de sculpture et Alfred Manessier (1911-1993), celui de peinture.

 

Tant Riopelle que Mitchell admirent la peinture de Claude Monet, en particulier les grandes œuvres de son étang et des jardins de Giverny. Déjà en 1957, Riopelle avait été reconnu comme un héritier de l’artiste français par le magazine Life. Ce qui fascine Riopelle et Mitchell tient dans le fait que les œuvres de Monet de cette période semblent abstraites, même si elles sont envisagées comme des représentations de fragments naturels. Sans compter que les œuvres ne semblent pas avoir de haut ou de bas et peuvent être exposées dans n’importe quel sens. L’eau, les plantes aquatiques et leurs reflets sont amalgamés en un tout cohérent et unifié.

 

Jean Paul Riopelle, Sans titre, 1969, pastel sur papier, 50 x 65,5 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Galerie Simon Blais, Montréal.
Jean Paul Riopelle, Par-delà, 1961, huile sur toile, 89 x 116 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée. Cette œuvre a été présentée à la XXXIe Biennale de Venise.

 

L’intérêt mutuel de Riopelle et Mitchell pour Monet les amène à Vétheuil en 1967, un village bordant la Seine, à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, où Monet a vécu de 1878 à 1881. À Vétheuil, Mitchell acquiert La Tour, une vaste propriété avec jardin où le couple s’installe. Riopelle se rend presque chaque jour à Paris, notamment à Meudon, où il pratique toujours la sculpture. Il passe également du temps à l’Imprimerie Arte – Adrien Maeght, un atelier de gravure. Il prend alors l’habitude de conserver les tirages mal venus de ses estampes et de les découper par la suite pour en faire des collages parfois de dimensions impressionnantes comme Verbe herbe et Épis sciés, tous deux de 1967. Avec ces nouvelles œuvres, l’artiste « poursuit sa mutation vers une œuvre de plus en plus éclatée » tandis que ses grands collages sont salués comme certaines de ses œuvres les plus intéressantes de cette période.

 

Jean Paul Riopelle, Verbe herbe, 1967, collage sur toile, 129,5 x 95,3 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée.
Jean Paul Riopelle, Épis sciés, 1967, litho collage marouflé sur toile, 180 x 131,5 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Galerie Maeght, Paris.

 

Cette décennie est couronnée par la première grande exposition de Riopelle au Québec, Peintures et sculptures de Riopelle, tenue à l’été 1967. L’exposition est organisée par Guy Viau (1920-1971), un associé des Automatistes qui est à l’époque directeur du Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec). On y voit des pièces telles que Sans titre, 1967, un assemblage que le peintre a offert au musée à l’occasion de cette rétrospective ambitieuse.

 

 

Les années 1970 et le retour au pays

Dans les années 1970, les voyages de Riopelle au Canada sont de plus en plus longs et fréquents. En 1974, suivant la suggestion de son ami Champlain Charest, Riopelle établit son atelier à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, dans les Laurentides, au Québec. Il est déjà familier avec le coin qu’il a visité pour des voyages de chasse et de pêche avec Charest. Riopelle conçoit l’espace de l’atelier suivant des plans qu’il a dessinés à l’École du meuble : le bâtiment, limité essentiellement à un large loft pouvant accueillir ses vastes toiles, lui permet de travailler dans l’isolement. En outre, ses voyages dans les terres sauvages du Québec, jusqu’en Abitibi et plus au nord encore, à la Baie James, influencent sa pratique. Riopelle trouve une grande inspiration dans son nouvel environnement : « Les jeux de ficelles, la chasse. La pêche […] Fabriquer des mouches artificielles : là, c’est de l’art .

 

Jean Paul Riopelle, La Joute, 1969-1970 (fonte v.1974), bronze, 380 cm de hauteur, 1 240 cm de diamètre (dimensions approximatives). © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Place Riopelle, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal. En 2004, La Joute est relocalisée à la Place Jean-Paul-Riopelle, dans le Quartier international de Montréal. Tout près, on trouve une sculpture à l’effigie de Riopelle, datée de 2003 et réalisée par Roseline Granet, son ancienne partenaire d’atelier des années parisiennes.

En 1974, Riopelle achève un important projet de sculpture : La Joute. Il s’agit d’un ensemble monumental de trente figures d’abord exécutées en glaise, puis en plâtre en 1969-1970. La version en plâtre est exposée à la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, dans le Sud de la France, en 1970-1971, et encore à Paris en 1972, dans le cadre de l’exposition Ficelles et autres jeux présentée au Centre Culturel Canadien et au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. L’exposition, qui rassemble des œuvres telles que Hibou-pelle, Poisson, Ours et Chien, confirme le talent remarquable de Riopelle et l’étendue de son art. Comme l’a écrit le critique Michel Dupuy, l’artiste « laisse les pinceaux pour sculpter dans le plâtre, la terre, le bronze, des animaux pleins de puissance et d’humour ». La Joute a été coulée dans le bronze en 1974 et installée près du Stade olympique de Montréal en 1976 pour les jeux olympiques d’été de la même année.

 

Le hibou, un élément important de La Joute, devient bientôt un motif récurrent de l’œuvre de Riopelle. On compte plus de vingt peintures et presqu’autant de sculptures en bronze consacrées à cet oiseau nocturne, dans la seule année 1970. Ces œuvres font preuve d’une incroyable variété de représentations et marquent en même temps le retour de la figuration dans la production de Riopelle, une tendance qui s’affirme dès 1965. Certains ont considéré comme un affront cet abandon de l’abstraction pure par le peintre, cependant, lui-même n’a jamais envisagé abstraction et figuration comme des vases clos. Tel qu’il l’explique : 

 

Mes tableaux considérés comme les plus abstraits auront été, pour moi, les plus figuratifs au sens propre du terme. À l’inverse, les oies, les hiboux, les orignaux… Ces peintures, dont on croit lire le sens, ne sont-elles pas davantage abstraites que le reste? Abstrait : “abstraction”, “tirer de”, “faire venir de” … Ma démarche est inverse. Je ne tire pas de la nature, je vais vers la nature. […] À vrai dire, l’abstraction n’existe pas en peinture. […] L’abstraction est impossible; la figuration tout autant. Peindre le ciel? […] On pourrait s’y risquer à condition, toutefois, de n’avoir jamais vu le ciel. En ce sens, je l’ai déjà dit, je suis moins impressionniste que dépressionniste. Je m’éloigne juste ce qu’il faut de la réalité : je ne m’en sépare pas totalement. Je prends ma distance par rapport au réel. Quelle distance? La bonne.

 

Jean Paul Riopelle, Hibou-Jet Black, 1970, huile sur toile, 72,4 x 59,7 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée.

 

À partir de 1976, les grandes oies blanches s’ajoutent au bestiaire de Riopelle, comme en témoignent notamment Les frères Lachance, 1983. Il est fasciné par leur passage migratoire à plus de 75,000 au Cap Tourmente, en amont de Québec. L’expérience saisit Riopelle à un tel point qu’il y revient parfois dans ses travaux plus tardifs, notamment pour une suite de treize lithographies sur papier Japon produite en 1983.

 

 

Les années 1980 et la reconnaissance

Jean Paul Riopelle à l’occasion de l’exposition Riopelle, peintures, estampes tenue au Musée des beaux-arts et à l’Hôtel D’Escoville de Caen en 1984, photographie de P. Victor. Archives Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle.

Avec les années 1980, l’heure est aux expositions rétrospectives canadiennes consacrées à l’art des Automatistes, parmi lesquelles on compte notamment Riopelle : La Révolution automatiste, organisée par le Musée d’art contemporain de Montréal en 1980 et L’Étoile noire, une exposition itinérante organisée en 1981 en collaboration par la Art Gallery of Peterborough, le Musée des beaux-arts du Canada, le Musée d’art contemporain de Montréal et le Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec). À Toronto, la Galerie Dresdnere présente deux événements, Les Automatistes d’hier à aujourd’hui = The Automatists Then and Now, en 1986, et Borduas and Other Rebels (Borduas et autres rebelles) en 1988; tandis que la Drabinsky Art Gallery inaugure en 1990 Les Automatistes : Montreal Painting of the 1940s and 1950s (Les Automatistes : peintures montréalaises des années 1940-1950). Enfin, le Musée de Saint-Hilaire conçoit Saint-Hilaire et les Automatistes en 1997. Ces événements offrent une vitrine aux œuvres de Riopelle, lui qui est perçu comme un pilier de la révolte automatiste du Québec des années 1940.

 

À la même époque, Riopelle est honoré en France : en 1981, le Musée national d’art moderne de Paris organise une vaste rétrospective de son œuvre des années 1946 à 1977. L’exposition voyage ensuite au Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), au Musée d’art contemporain de Montréal, au Musée d’art moderne de Mexico et enfin au Musée des beaux-arts de Caracas. C’est encore en 1981 que Riopelle reçoit le prix Paul‐Émile Borduas – au Québec, le plus prestigieux destiné à un artiste – soulignant son apport majeur à la vie culturelle de la province .

 

Peu après ces honneurs, Riopelle retourne à son premier atelier, déjà construit depuis 1974 selon ses plans, à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson dans les Laurentides. Bientôt, il voyage vers l’Île‐aux-Oies et l’Isle-aux-Grues, deux îles reliées par un chemin de battures et faisant partie d’un archipel au cœur du fleuve Saint-Laurent, au nord-est de Québec. Riopelle fréquente cette région depuis 1974, alors qu’il est membre d’un club de chasse et en 1976, il produit une série de dessins documentant la région. Amoureux du lieu, c’est sur la pointe de l’Île-aux-Oies balayée par le vent que le peintre installe son atelier, dans l’ancienne mairie, une ancienne ferme appelée Le Repaire. Il y a peint un grand nombre de ses œuvres des années 1980 et certaines autres des années 1990 et 1992. Une pièce comme Les oies bleues, 1981, donne à penser aux panoramas auxquels Riopelle avait droit, lui qui, à partir de son retour au Canada en 1990, réside en alternance dans les Laurentides et à l’Isle-aux-Grues. 

 

Jean Paul Riopelle, Les oies bleues, 1981, lithographie, 50,1 x 66 cm. © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Collection privée.
Les grandes oies des neiges à la réserve nationale de faune du Cap-Tourmente, 2017, photographie de Pierre Rochette.

 

 

L’hommage final et les dernières années

Jean Paul Riopelle, L’Hommage à Rosa Luxemburg, 1992, acrylique et peinture en aérosol sur toile, 155 x 1 424 cm (1er élément); 155 x 1 247 cm (2e élément); 155 x 1 368 cm (3e élément). © Succession Jean Paul Riopelle / SOCAN (2019). Installé dans le pavillon Pierre Lassonde du Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, v.2016, photographie d’Idra Labrie.

Joan Mitchell meurt le 30 octobre 1992 à l’hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine. Même si le couple est séparé depuis 1979, Riopelle, de retour à l’Île-aux-Oies à l’automne de cette année, entreprend son grand triptyque L’Hommage à Rosa Luxemburg, 1992, en mémoire de leur vie commune. L’œuvre, composée de 30 peintures et longue de plus de 40 mètres, est exposée pour la première fois à Mont-Rolland, dans les Laurentides, en avril 1993. Pendant cinq jours, près d’une centaine de visiteurs ont pu apprécier l’œuvre en primeur. À l’automne de la même année, l’œuvre est présentée dans une galerie montréalaise, Michel Tétreault Art International, sous le titre Œuvres vives et L’Hommage à Rosa Luxemburg. Ses trois sections sont présentées en U, si bien qu’on entrait littéralement dans l’œuvre pour la voir. Après un passage en 1995 au château de La Roche-Guyon, non loin de Paris, l’œuvre est présentée au Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) au printemps 1996, sur une période de cinq semaines pendant lesquelles 33 000 visiteurs ont pu la contempler.

 

À la suite d’une entente avec Loto-Québec, l’œuvre est finalement acquise en 1996 à titre de don de Riopelle au Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), en même temps que deux autres œuvres majeures de l’artiste, Pangnirtung, 1977, et La victoire et le sphinx, 1963. L’Hommage, destiné au Casino de Hull (aujourd’hui le Casino du Lac-Leamy) pour vingt ans, n’y passe que trois ans avant d’être rapatriée au musée en mai 2000, pour en assurer la conservation. Grâce aux bons soins de John R. Porter, alors directeur du musée, l’œuvre est récupérée et exposée de deux façons : ses trois sections sont d’abord déclinées en forme de Z, puis réorganisées comme on peut encore les voir aujourd’hui, au sein d’un long corridor du nouveau pavillon Pierre Lassonde du MNBAQ.

 

Les dernières œuvres de Riopelle, notamment, L’isle heureuse, 1992, une lumineuse peinture sur bois de grand format, respirent le calme des vieux jours d’un peintre du monde qui a choisi la quiétude de la nature comme ultime panorama. Reconnu comme grand officier de l’Ordre national du Québec en 1994, Riopelle est estimé, tant chez lui qu’à l’étranger, comme l’un des plus grands artistes de sa génération. Il meurt à sa résidence de l’Isle-aux-Grues le 12 mars 2002. Le 18 mars, le gouvernement du Québec, sous Bernard Landry, tient en son honneur des funérailles nationales.

 

Jean Paul Riopelle à Paris en 1985, photographie de Michel Nguyen. © Michel Nguyen.

 

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